“Je n’ai pas été selectionné dans l’équipe d’échecs à cause de ma petite taille.”
Woody Allen
Nous vous connaissons comme joueur et observateur du monde des échecs, mais vous êtes avant tout un scientifique. Pouvez-vous nous présenter votre parcours professionnel ?
Après mon diplôme d’ingénieur, je me suis orienté vers la recherche. Mon travail de thèse portait sur la modélisation numérique du procédé de soudage par friction inertielle, une technique utilisée dans l’industrie aéronautique. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en sciences et génie des matériaux à l’Ecole des Mines de Paris en 1992. Ensuite, j’ai poursuivi ma carrière professionnelle sur des sujets de recherche liés à la modélisation numérique de phénomènes physiques complexes, en particulier dans le domaine de l’énergie nucléaire, pour la conception des réacteurs expérimentaux de fusion thermonucléaire contrôlée et pour l’amélioration de la sûreté des réacteurs à eau sous pression.
Comment avez-vous découvert le jeu d’échecs ?
Contrairement à beaucoup, je n’ai pas été initié par un membre de ma famille car personne ne savait jouer à la maison et nous faisions plutôt des puzzles de la France ! J’ai découvert le jeu en 1978, au cours du match de championnat du monde entre Karpov et Kortchnoï à Baguio City aux Philippines. Je me souviens que le déroulement du match était suivi par les journaux télévisés et qu’une chaîne diffusait un résumé des parties en fin de soirée. Cet affrontement à rebondissement m’a fasciné et m’a incité à apprendre les règles du jeu en autodidacte sur un petit échiquier de voyage. Mon livre de chevet était un livre de l’ancien champion de France Michel Benoit intitulé « Les échecs », publié en 1978 aux éditions Solar. J’y ai découvert les rudiments de tactique et de stratégie, les principales ouvertures et finales ainsi que quelques parties célèbres.
Quel âge aviez-vous ?
J’ai appris les règles du jeu à quatorze ans mais je n’ai vraiment commencé à jouer sérieusement que deux ans plus tard en rejoignant le club d’Apt dans le Vaucluse après avoir participé à une simultanée contre Christian Blanc, un joueur de niveau régional. Un ancien du club m’a prêté le fameux recueil de parties de Bobby Fischer « Mes 60 meilleures parties ». Il était en notation descriptive, ce qui ne m’a pas empêché de dévorer le bouquin en un week-end. A cette époque, il n’était pas question de bases de données et de logiciels d’analyse, nous apprenions dans les livres. J’ai ensuite joué ma première partie de compétition puis participé au championnat départemental.
Comment avez-vous poursuivi votre progression ?
Ce ne fut pas un long fleuve tranquille car j’ai interrompu ma pratique pendant deux ans, de dix-huit à vingt ans. Il était difficile de concilier les échecs en compétition et la préparation des concours d’admission aux Grandes Ecoles. Mais le virus des échecs ne m’a pas quitté. Mes études d’ingénieur m’ont conduit à Grenoble. Je me suis inscrit à l’Echiquier Grenoblois. La confrontation avec des joueurs plus aguerris m’a incité à travailler plus sérieusement les échecs, ce qui m’a permis d’obtenir quelques succès régionaux dans le Dauphiné-Savoie. J’ai ensuite brièvement joué par équipe pour l’Echiquier des Papes à Avignon. Mais c’est mon passage à Cannes Echecs, le club porté à cette époque par son charismatique président Damir Levacic, qui m’a permis de franchir un nouveau palier en côtoyant des joueurs de niveau international comme Iossif Dorfman ou Vlad Tkachiev.
Quel était votre niveau ?
J’ai obtenu le titre de Maître de la Fédération Internationale des Echecs en 1995. A cette époque mon classement Elo a culminé à 2340 ce qui me situait à la 54ème place de la hiérarchie française.
C’est à cette époque que vous avez arrêté la compétition, pour quelle raison ?
La vie professionnelle m’a absorbé. J’étais éloigné du monde des échecs et ma motivation pour la compétition a décliné. A plus de trente ans, ma marge de progression en conciliant vie professionnelle et pratique des échecs était réduite. De plus, j’ai aussi d’autres centres d’intérêt.
N’avez-vous pas eu envie de retrouver le chemin des tournois ?
Quatorze ans plus tard, j’ai repris une licence à l’Echiquier Pertuisien dans le Vaucluse. Le Grand-Maître canadien Kevin Spraggett, rencontré à l’open d’Andorre, m’avait dit « vous allez souffrir, je n’ai pas fait de tournoi depuis trois mois et je trouve que la reprise est difficile après une aussi longue coupure ». Il avait raison. J’ai participé modestement à quelques tournois entre 2009 et 2014 avec une performance honorable à plus de 2300 Elo au tournoi du Cap d’Agde en 2014. A cette occasion, je m’étais prouvé que je pouvais encore produire un niveau de jeu décent mais je n’avais plus le même goût pour la compétition.
Pourquoi avoir créé le site « Regard sur les échecs » ?
Ce site est né en juillet 2012 de l’envie de faire partager ma passion et ma vision personnelle sur le monde des échecs. A la suite de conversations avec d’autres passionnés, je me suis aperçu que notre perception du jeu était multiple. J’ai donc pensé qu’il serait intéressant de communiquer mon propre regard sous la forme d’articles courts, exprimant des coups de coeur ou des coups de gueule, présentant des analyses, des critiques de livre ou d’article, des réflexions ou des opinions sur divers sujets relatifs au jeu d’échecs. Si « Regard sur les échecs » permet d’alimenter une réflexion sur tous les aspects de notre noble jeu pour mieux le faire connaître et le faire progresser, j’en suis très heureux. J’aurais alors apporté ma modeste pierre à un édifice qui, selon les historiens, a pris ses origines il y a bien longtemps en Inde au sixième siècle de notre ère.
Je suppose que vous suivez assidûment l’actualité des tournois ?
Même si je ne joue plus en compétition, je reste attentif à ce qui se passe dans le monde des échecs. Mais vous ne trouverez pas sur « Regard sur les échecs » des nouvelles quotidiennes relatant les grands tournois. D’autres sites le font déjà très bien, bien mieux que je ne pourrais le faire car mon activité professionnelle ne me laisse pas le loisir d’actualiser le site aussi fréquemment que je ne le souhaiterais. J’essaie néanmoins d’écrire un article chaque fois qu’un évènement m’interpelle.
Vous auriez pu offrir un site plus accessible aux débutants ?
Vous ne trouverez pas une méthode d’apprentissage du jeu d’échecs ou des exercices élémentaires pour débutant sur « Regard sur les échecs ». De nombreux livres et d’excellents éducateurs remplissent cette fonction remarquablement. J’essaie de proposer des analyses plus profondes de parties ou de positions complexes et originales. J’analyse parfois quelques fragments de mes propres parties lorsque ceux-ci présentent quelque intérêt.
Comment analysez-vous les parties ?
Mes analyses sont évidemment vérifiées à l’aide de logiciels performants tels que Stockfish. Cet usage de l’ordinateur n’élimine pas totalement le risque d’erreurs et peut conduire à proposer des variantes incompréhensibles. Un coup et la suite de coups qui en découlent ne sont forts en pratique que s’ils peuvent être découverts par l’homme. Ainsi, au-delà de la précision des variantes proposées par la machine, ce sont les commentaires humains qui sont intéressants car ils éclairent la ligne à suivre. Je m’efforce d’être pédagogue dans ces commentaires pour dévoiler les idées cachées dans les variantes proposées.
Vous avez évoqué d’autres centres d’intérêt, quels sont-ils ?
De mon point de vue, le bien-être du corps et de l’esprit sont indissociables. La course à pied occupe beaucoup de mon temps, j’ai participé à de nombreux marathons. Ma meilleure performance est inférieure à 3 heures. Mais je m’adonne aussi à d’autres activités sportives comme la natation, le VTT et la randonnée en montagne.
La photographie m’intéresse beaucoup comme mode d’expression artistique. Je photographie depuis le début des années 1990. Mon travail est influencé par le réalisme social des photographes humanistes français de l’après-guerre, par la photographie documentaire américaine et ce que l’on nomme aujourd’hui la « street photography ». Un peu comme sur ce site dédié aux échecs, je propose un regard personnel sur le monde qui m’entoure. Mon approche est guidée par l’observation des comportements humains et la façon dont l’être humain compose avec sa condition. Un aperçu de mon travail d’auteur-photographe est présenté sur mon site.
Une liste (non-exhaustive) de ressources qui méritent le détour vous est proposée ci-dessous :
The Week in Chess
Le célèbre site de Mark Crowther livre quotidiennement des nouvelles sur l’actualité internationale des échecs et permet de suivre en direct les parties des principaux tournois. Chaque semaine, il propose une base de parties récentes à télécharger. Ce site incontournable est connu sous l’acronyme TWIC.
Europe Echecs
La fameuse revue francophone créée en 1959 est une des plus anciennes revues françaises sur le jeu d’échecs encore en parution. En plus de l’édition papier qui parait tous les mois, le site couvre l’actualité échiquéenne française et internationale et propose des reportages vidéos.
ChessBase
La société allemande ChessBase est connue pour son célèbre logiciel éponyme de base de données de parties d’échecs. Elle commercialise aussi quelques uns des meilleurs programmes d’échecs, des contenus multimédia, gère un site d’actualité ainsi qu’un des plus importants sites commerciaux de jeu d’échecs en ligne (playchess.com).
Chess Tempo
Chess Tempo est un excellent site d’entraînement basé sur la résolution d’exercices tactiques et de finales.
Chessity
Chessity est un site de résolution d’exercices pour améliorer son calcul tactique en se confrontant à des adversaires.
Lichess
Lichess est un site de jeu d’échecs créé en 2010 sous licence libre. Toutes les fonctionnalités sont accessibles gratuitement. Il est parmi les sites d’échecs les plus fréquentés au monde.
Internet Chess Club
ICC est un des principaux sites commerciaux de jeu d’échecs en ligne.
Free Internet Chess Server
FICS est un site de jeu en ligne consacré aux échecs. Historiquement, il a vu le jour après la scission de l’Internet Chess Server en ICC qui a opté pour une politique commerciale et FICS qui est resté gratuit. Pour tous ceux qui ne souhaitent pas débourser un seul centime pour jouer sur la toile, FICS est une alternative aux sites commerciaux.
Chess.com
Chess.com est non seulement un site de jeu en ligne mais aussi un réseau social pour joueurs d’échecs. L’utilisation de base du site est gratuite mais les options additionnelles sont payantes. L’interface pour jouer ne nécessite pas le téléchargement d’une application dédiée. Ce site très complet et facile d’utilisation mérite le détour.
Fédération Internationale des Echecs
Le site de la FIDE publie le classement international officiel des joueurs d’échecs. Les règles officielles du jeu d’échecs, ainsi que les règles d’attribution des titres, y sont documentées.
Fédération Française des Echecs
Le site de la FFE est une précieuse source d’informations pour tout joueur affilié.
ChessCafe
ChessCafe est une revue d’échecs en ligne créée en 1996 qui publie d’intéressants articles sur tous les aspects du jeu (histoire, entraînement, étude, finales, analyse de parties, …). J’ai particulièrement apprécié les contributions de l’entraîneur réputé Mark Dvoretsky et du Grand-Maître Karsten Müller, spécialiste des finales.
Chessdom
Chessdom est un site d’actualités échiquéennes qui permet de suivre en direct les parties des principaux tournois.
Live Chess Rating
Ce site est fait pour ceux qui ne peuvent survivre sans suivre au quotidien l’évolution de la hiérarchie mondiale. Il publie le classement Elo des meilleurs mondiaux calculé après chaque partie jouée. Le Live Chess Rating anticipe la publication officielle du classement de la Fédération Internationale.
Echecs 64, le blog échecs de Christophe Bouton
Echecs 64 est le blog du journaliste échiquéen Christophe Bouton. Selon son propre sous-titre, ce site présente les nouvelles impertinentes du monde des 64 cases. Les commentaires de l’auteur sont souvent caustiques, ses critiques sont sans complaisance.
mercredi 27 décembre 2023
La course à la qualification pour le tournoi des candidats est particulièrement réjouissante en cette fin d’année 2023. En effet, une dernière place qualificative est à attribuer à celui qui, parmi ceux qui ne sont pas déjà qualifiés, se prévaudra du meilleur classement Elo sur la liste de janvier 2024. Ce mode de sélection aberrant ne pouvait être imaginé que par la fédération internationale des échecs. Il est utile de rappeler qu’Arpad Elo a créé dans les années 1960 un indicateur statistique pour évaluer la force relative des joueurs d’échecs. Cet indicateur est relativement fiable lorsqu’on considère deux joueurs de niveau différent mais ne prétend pas départager ceux qui ont un classement proche. Seule la confrontation directe sur l’échiquier peut établir une vérité sportive.
La fédération internationale n’étant peut-être pas de cet avis, des règles absurdes ayant été édictées, il convient de les appliquer. Comme nous pouvons compter sur l’ingéniosité des joueurs d’échecs pour exploiter le règlement à leur avantage, les joueurs tutoyant la qualification ont entrepris une cueillette de points Elo, peut-être même de dixièmes de point, pour dépasser leurs concurrents directs.
Ne leur jetons pas la première pierre car l’être humain brille rarement par l’élégance de ses comportements. Il n’y a pas de raison que les joueurs d’échecs fassent exception. Une démarche similaire de grappillage de points Elo avait été entreprise par le champion du monde actuel, le chinois Ding Liren, pour se qualifier lors du cycle précédent. Il avait joué une trentaine de parties face à des seconds couteaux lors de quatre tournois, tous organisés en Chine sur une période de quelques semaines.
Les potentiels candidats ont retenu la leçon en espérant bénéficier de la même réussite.
L’Américain d’origine cubaine Leinier Dominguez Perez a choisi de participer à un Open. Un mauvais choix car le style de jeu qui lui permet de neutraliser les meilleurs mondiaux n’est pas adapté à la recherche du gain dans chaque partie. Après avoir concédé des parties nulles face à des adversaires de moindre prestige (et surtout de moindre classement), il a quitté le tournoi sans gloire pour limiter l’hémorragie. Une baisse significative de son classement Elo aurait pu le priver de juteuses invitations futures.
Le Français d’origine iranienne Alireza Firouzja a tenté d’effacer les contre-performances de ces dernières semaines en jouant une série de micro-matchs organisés à Chartres, dans sa ville d’adoption. Il y est parvenu grâce à un score éblouissant (5 victoires et une partie nulle) face à une opposition qui a offert peu de résistance. Le président de la fédération américaine, grand défenseur de l’esprit sportif, à moins que ce ne soit pour préserver les intérêts du représentant américain Wesley So, a dégainé sa plus belle plume pour exhorter la fédération internationale à ne pas homologuer les parties jouées par Alireza Firouzja.
Les indiens n’ont pas été en reste puisqu’ils ont mis sur pied un tournoi de haut-niveau pour donner la possibilité aux jeunes Dommaraju Gukesh et Arjun Erigaisi de gagner quelques précieux points. S’ils ont accompli leur mission avec succès, ils n’ont pas été en mesure d’écraser la concurrence. Le grignotage de points ne sera pas peut-être pas suffisant.
Wesley So et Anish Giri vont peut-être sortir de leur réserve pour coiffer leur valeureux adversaires sur le poteau. L’insoutenable suspense demeure.
Si l’éthique sportive est respectée, il n’y a aucune raison de s’insurger contre ces pratiques. Ce spectacle affligeant aurait toutefois pu être évité en permettant aux principaux protagonistes d’en découdre directement sur l’échiquier en disputant un tournoi qualificatif qui aurait sans doute passionné le petit monde des échecs.
N’oublions pas que si le meilleur joueur du monde ne change pas d’avis, Magnus Carlsen ne participera pas à la course au titre mondial. En d’autres termes, tout ceci est beaucoup d’agitation pour une compétition dont la valeur sportive ne dépassera pas celle des nombreux tournois qui ont lieu chaque année.
Dans un article écrit en 2020, j’avais proposé une méthode de sélection reposant sur des tournois qualificatifs, excluant l’utilisation du classement Elo. Cette modeste contribution semble toujours d’actualité.
lundi 30 octobre 2023
J’écris les premières lignes de ce billet à la mi-temps de la finale de la coupe du monde de rugby. Mais s’agit-il vraiment d’une finale ? Je tente de m’en convaincre et n’y parviens pas. Pourtant, les deux équipes qui se font face ont une formidable réputation. Les joueurs des deux camps se livrent un combat féroce. Le rugby, qui allie engagement physique, dextérité, habileté tactique, solidarité est un des sports collectifs parmi les plus intéressants à suivre. La coupe du monde organisée en France a connu un fort engouement populaire. Et pourtant, c’est une impression d’inachevé qui prédomine.
J’ai eu le même sentiment lors du championnat du monde d’échecs. Deux joueurs de très haut niveau se faisaient face, les parties furent âprement disputées, sans concession, intéressantes à suivre, et pourtant, l’ombre de Magnus Carlsen, le champion du monde en titre qui domine les échecs depuis tant d’années, n’a cessé de planer sur ce match. Bien sûr, celui-ci avait décidé pour des raisons qui lui sont propres de ne pas défendre sa couronne mais que vaut une rencontre sans la présence des meilleurs ?
Parfois, ce sont des évènements extérieurs aux protagonistes qui perturbent la compétition. Ils génèrent des sentiments d’injustice profonds chez les compétiteurs mais aussi chez leurs supporters. Les premiers investissent tellement d’eux-mêmes dans la quête de la victoire que ces revers suscitent de terribles déceptions. L’une des grandes vertus du sport est de fixer des règles précises. Malheureusement, elles sont parfois sujettes à interprétation. Chaque discipline tente de réduire ces aléas pour instaurer plus d’équité sportive mais d’infimes détails font pencher la balance pour l’un ou l’autre lorsque les adversaires sont de niveau comparable. Au rugby, le rebond capricieux du ballon, les conditions météorologiques, les circonstances de jeu, les blessures, les décisions arbitrales peuvent décider du vainqueur d’un match.
La finale de la coupe du monde s’est achevée sur un score étriqué, sans panache. Certains prétendront que seule la victoire compte. Ils ont évidemment tort. La vie est bien plus complexe qu’un simple décompte binaire. Les amateurs savent qu’ils n’ont pas assisté à la confrontation attendue entre les deux équipes qui dominent le rugby depuis plus de deux ans. Bien que dominatrice, la grande équipe d’Irlande est tombée en quart de finale face à une courageuse équipe de Nouvelle-Zélande qui sut faire preuve de solidarité et de discipline jusqu’à la dernière minute face aux assauts de son formidable adversaire. Avec plus de 41 minutes de temps de jeu effectif, ce match spectaculaire fût d’une rare intensité. La brillante équipe de France, jouant sur ses terres et soutenue par une grande ferveur populaire, fût éliminée par le plus petit des scores dans des circonstances contestables. Certains prétendront qu’il faut savoir se jouer des faiblesses de l’arbitrage comme d’un vent défavorable.
Les deux grandes équipes étant prématurément évincées de la compétition, les amateurs furent privés d’une rencontre Irlande-France qui résonnait comme une revanche du fantastique match du dernier tournoi des six nations qui offrit, après un record de 46 minutes de temps de jeu effectif, le spectacle du meilleur de ce que le rugby actuel peut offrir.
Bien au-delà du résultat, c’est la possibilité de la rencontre qui importe. Il faut féliciter le vainqueur, consoler le vaincu sans être dupe du caractère hasardeux du résultat d’un match entre deux adversaires de niveau comparable. Les joueurs d’échecs savent bien que seules de multiples confrontations permettent parfois de réduire l’impact des aléas et d’approcher une relative vérité sportive. Cessons de nous extasier devant des palmarès supposés extraordinaires quand on sait de quelle façon certaines victoires furent acquises. Gardons à l’esprit que c’est la rencontre sportive qui crée l’évènement et pas son résultat.
dimanche 28 mai 2023
Le pat survient lorsqu’un des deux camps ne peut plus jouer de coup légal sans pour autant être en échecs. La partie est déclarée nulle quel que soit l’équilibre matériel. Cette règle étrange du jeu d’échecs peut paraître injuste pour le camp qui a décimé l’armée adverse ou paralysé son action. A ce titre, elle est parfois remise en question car elle permet des sauvetages inattendus dans des positions désespérées à une époque ou l’enjeu sportif prime sur l’aspect créatif du jeu comme en témoigne le développement des cadences rapides.
Le pat est pourtant une règle qui enrichit le jeu d’échecs et en fait toute la beauté.
La règle du pat qui permet un tel épilogue n’est-elle pas précieuse pour le jeu d’échecs ?
Edward Winter, fameux historien des échecs, avait déjà exhumé cette combinaison remarquable dans le numéro 52 de Chess Notes. Il indique qu’elle était présente dans le livre “The Pleasures of Chess” de Assiac publié en 1952 et citée dans “Kurzgeschichten um Schachfiguren” de Kurt Richter publié en 1991 mais référencée comme une partie jouée entre Lazdiņš et Zemītis en 1935.
Pour ma part, j’ai découvert cette position dans le livre “Van Perlo’s Endgames Tactics” publié aux éditions New in Chess. Le Grand-Maître par correspondance néerlandais a constitué une superbe collection de positions de finales tactiques. Je ne possède que la troisième édition parue en 2008 qui contient plus de 1000 positions. L’édition de 2014 a été enrichie de plus de 300 positions collectées par Ger Van Perlo avant son décès en 2010.
Ce magnifique livre peut facilement être consulté sans échiquier. Il réconciliera tous les joueurs avec l’étude des finales, même ceux qui considèrent l’analyse des fins de parties trop aride car très technique. Au delà du plaisir de lecture, il nous rappelle que la tactique n’est pas que l’apanage du milieu de partie mais tient aussi une place essentielle en finale.
dimanche 1 janvier 2023
Homme aux multiples talents, Miso Cebalo fût un des meilleurs joueurs de bridge de son pays avant de se tourner résolument vers les échecs. Maîtrisant plusieurs langues, dont le français qu’il parlait pratiquement sans accent, il participait régulièrement à des tournois sur notre sol. En 1985, à Taxco au Mexique, il partagea très honorablement la 6ème place du tournoi interzonal gagné par Jan Timman, mais seuls les quatre premiers furent qualifiés pour le tournoi des candidats au championnat du monde. Il obtint la même année le titre de Grand-Maître International. Il représenta la Yougoslavie puis la Croatie dans de nombreuses compétitions internationales par équipe, occupant notamment le premier échiquier de l’équipe croate lors de l’Olympiade de 1992 à Manille.
Admirateur de l’ancien champion du monde Mikhail Tal, Cebalo était un redoutable attaquant, perpétuellement à la recherche de l’initiative. Notre unique confrontation eut lieu en 1990 lors de l’open international d’été de la ville de Cannes organisé dans les somptueux salons de l’Hôtel Martinez sur la Croisette. Cebalo jouait encore sous les couleurs de la Yougoslavie, la Croatie n’allait devenir un état indépendant qu’un an plus tard. Il avait brillamment gagné le tournoi avec 8 points sur 9 (7 victoires et deux nulles) devançant ses plus proches poursuivants d’un point. Le déroulement de la partie fût conforme au style agressif de mon adversaire et je fus confronté à une dangereuse attaque directe sur le Roi. La partie fût publiée par le journal L’Humanité dans la chronique consacrée aux échecs du Maître Fide Eric Birmingham.
L’âge venu, Cebalo s’était distingué dans la catégorie “Vétéran”. En 2009, il décrocha le titre de champion du monde senior. Malgré les années, son style de jeu n’avait pas changé comme l’illustre la spectaculaire miniature qu’il infligea au Grand-Maître russe Evgeni Vasiukov lors du championnat d’Europe senior par équipe en 2014.
Le 2 septembre 2022, le Grand-Maître International Miso Cebalo disparaissait à l’âge de 77 ans à Zagreb, sa ville natale.
mardi 1 novembre 2022
Certains abandons surprennent à la fois l’adversaire et les témoins de la partie. Il peut s’agir d’un évènement extérieur qui contraint un joueur à écourter le jeu pour des raisons personnelles, d’un abandon injustifié consécutif à une mauvaise évaluation des ressources de la position ou simplement d’un abandon prématuré parce que le joueur se lasse de défendre une très mauvaise position. Peter Svidler, pourtant multiple champion de Russie, est coutumier de ce type d’abandon qui s’explique par le besoin d’oublier le désastre de la partie en cours pour préserver de l’énergie mentale.
Même si le mat est le but ultime, peu de parties vont jusqu’à leur terme. Abandonner est une question de fair-play. Exceptionnellement, l’élégance impose de permettre qu’une belle combinaison soit jouée jusqu’à son terme même si l’issue fatale ne nous a pas échappé, puis de féliciter son adversaire avec un sourire complice. L’attitude opposée vise à frustrer son adversaire en abandonnant précocement sans lui permettre de montrer sur l’échiquier tout l’éclat de l’assaut final.
Il arrive parfois que, dans le feu de l’action, un excès d’amour propre incite à jouer plus longtemps qu’il n’aurait fallu avant de se résoudre à la capitulation. L’être humain a des états d’âme et n’aime pas perdre. L’abandon est pourtant une marque de respect pour le niveau de jeu de son adversaire puisqu’il sous-entend que le gain n’est qu’une affaire de bonne technique. Poursuivre le jeu ne serait qu’une perte de temps puisque l’issue est inéluctable.
Cet article m’a été inspiré par la partie entre Viswanathan Anand et Shakhriyar Mamedyarov jouée lors de la 8ème ronde du tournoi Norway Chess à Stavanger en 2022. Je vous laisse déguster ce moment d’anthologie des échecs de haut niveau.
Comme beaucoup, je n’ai pas compris immédiatement la raison de cette fin de partie soudaine. Il est probable que ce soit aussi votre cas. Même Mamedyarov, un des meilleurs joueurs du monde, a cru que son adversaire lui proposait la partie nulle et fut surpris par l’abandon de son illustre adversaire. Il lui en demanda même la raison à son retour devant l’échiquier au moment où ce dernier lui tendit la main.
Le joueur Azerbaïdjanais avouera après la partie qu’il avait considéré que le coup de Dame en b5 joué par Anand était le plus précis dans la position. Pourtant, la réfutation est élémentaire. Vous l’avez certainement trouvée puisque je vous ai mis la puce à l’oreille : la Dame noire prend le Cavalier en f3 sur échec et en cas de prise par le Roi blanc, le saut du Cavalier noir en h4 achève la partie. Il s’agit d’un simple mat en deux coups.
Comme Maxime Vachier-Lagrave, certains joueurs verront la combinaison instantanément, d’autres ne la verront pas du tout. Un tel aveuglement n’est pas une question de niveau de jeu puisque les joueurs impliqués font partie de l’élite mondiale. Il ne s’agit pas non plus d’une erreur due à la fatigue comme certains l’ont suggéré en évoquant les 52 ans du joueur indien ou due au manque de temps de réflexion. Nous sommes bien en présence d’un aveuglement collectif dont beaucoup ont été victimes, joueurs et spectateurs.
Quelle en est la cause ?
L’ouverture est une défense Petrov qui est souvent utilisée par les noirs pour sa solidité et son caractère annulant. Dans cette ouverture, la stratégie prime généralement sur les aspects tactiques qui n’interviennent que tardivement. Dans la position de la partie rien ne laisse supposer que des menaces de mat sont présentes. Le roque blanc est certes affaibli par la poussée des pions g et h mais c’est la faiblesse de la case f4 qui attire l’attention. Le Roi blanc n’est pas confiné dans un coin ou à la bande de l’échiquier. Après la prise du Cavalier par la Dame noire, le schéma de mat est inhabituel car le Roi blanc a de nombreux degrés de liberté (6 cases sur 8 sont libres autour de lui). La coordination des pièces noires (Fou, Tour et Cavalier) doit être parfaite pour créer un réseau de mat dans de telles conditions. Tous ces éléments expliquent qu’il était difficile pour un joueur expérimenté d’envisager un schéma de mat à un stade aussi précoce de la partie.
Dans un livre célèbre, traduit en français sous le titre « Les deux vitesses de la pensée - Système 1, système 2 », le psychologue Daniel Kahneman (Prix Nobel d’économie en 2002), définit deux modes de pensée intervenant dans le jugement et la prise de décision : la pensée intuitive et la pensée rationnelle.
La pensée intuitive se développe avec l’expérience. Elle a non seulement l’avantage de la rapidité mais aussi de l’efficacité dans de nombreux contextes en utilisant les associations entre des situations semblables pour une compréhension rapide de la réalité. Les experts sont souvent capables de porter un jugement intuitif, rapide et exact dans leur domaine. Mais ce mode de pensée peut conduire à des erreurs dans le jugement. Une erreur fréquente consiste à développer une trop grande confiance dans la validité de ses intuitions. Savoir reconnaître le risque de biais de l’intuition dans certaines circonstances fait partie de la compétence de l’expert.
Les joueurs d’échecs acquièrent leur expérience en ingurgitant des milliers de parties, de positions, de motifs tactiques et stratégiques. Cette culture échiquéenne est d’une grande utilité pour reconnaître les structures typiques, pour détecter un danger ou une combinaison gagnante mais elle peut limiter la capacité à faire un pas de côté pour regarder la position avec un regard neuf.
L’abandon d’Anand était-il justifié ?
Si le seul but du jeu réside dans le résultat final de la partie, il ne faut pas abandonner dans ce type de position. Il est important de conserver une attitude impassible malgré les fortes émotions engendrées par la prise de conscience de la bévue. C’est le fameux visage impénétrable du joueur de Poker qui ne permet pas à ses adversaires de lire la moindre émotion. Après une gaffe improbable, l’adversaire ne perçoit pas toujours que le moment est décisif. C’est souvent le cas lorsqu’on décide de faire confiance à la longue réflexion de l’adversaire pour économiser son propre temps de réflexion. Comme le remarque le Grand-Maître Jonathan Speelman dans un article publié sur chessbase.com, le bluff est une composante du jeu d’échecs même si l’intégralité de l’information est à la vue des deux joueurs. Certains peuvent aller jusqu’à mimer un grand désarroi en laissant une pièce en prise pour tendre un piège à un adversaire trop naïf.
Mais la psychologie d’un être humain est complexe. Il a besoin de donner un sens à ses actions. S’il joue aux échecs pour gagner, il a aussi besoin d’être reconnu, respecté et aimé par les autres. Il tire une fierté de ses résultats mais aussi de la qualité de son jeu. Il doit préserver une bonne estime de soi. Dans le cas qui nous intéresse, s’apercevant de son erreur, Anand a du ressentir un grand dégoût vis-à-vis de son niveau de jeu et a décidé d’abandonner immédiatement pour clore un épisode indigne de son statut. Jusqu’au terme de la partie, il est resté maître de ses actes. Nous pouvons imaginer son discours intérieur : « J’ai fait une c…., je l’ai vu, j’en tire les conséquences, mon adversaire n’a rien à voir dans cette affaire, j’abandonne et je sors la tête haute ».
dimanche 17 juillet 2022
Créé en juillet 2012, “Regard sur les échecs” fête son dixième anniversaire. Signe de longévité, cet anniversaire nous rappelle la fuite inexorable du temps. Comme son auteur, le site a évolué depuis sa création. L’enthousiasme du début m’a poussé à publier très régulièrement de brefs articles. Au fil du temps, les publications se sont espacées mais les articles sont devenus plus denses, plus travaillés.
Comme je l’écrivais déjà à sa création, “Regard sur les échecs” n’a pas vocation à suivre l’actualité quotidienne même si certains billets d’humeur me permettent de réagir à un évènement remarquable. Le journalisme échiquéen n’étant pas, et de loin, mon activité principale, je préfère prendre mon temps pour produire une analyse conforme à ma vision des choses autant sur la forme que sur le fond. Le thème d’un article peut demeurer longtemps en germe ou rester sous la forme d’ébauche avant d’éclore sur le clavier. Ecrire est un plaisir, le temps lent me permet de soigner cet aspect.
Les articles débordent souvent du cadre des 64 cases de l’échiquier car je crois qu’il n’est pas possible de dissocier la pratique des échecs de la vie. La psychologie, la politique, la littérature, la philosophie, la sociologie, la science ou les sports sont parfois abordés, avec modestie car je ne prétends aucunement détenir une quelconque vérité sur des sujets aussi complexes. Je dois confesser que je me délecte de tous les évènements qui mettent en exergue les faiblesses humaines, qu’elles soient individuelles ou organisationnelles. C’est un signe des temps, les dysfonctionnements se multiplient. Peut-être est-ce lié à l’accroissement de la complexité de processus gérés par des machines incapables de mettre de l’huile dans les rouages, au développement des incompétences humaines ou à la prédominance de la communication sur les actes. L’analyse des décisions et des actions met en lumière les principaux moteurs qui régissent les comportements humains : la quête de gloire, de pouvoir et d’argent mais aussi de solidarité, d’amitié, de partage. Aucune activité humaine n’y échappe, pas même les échecs. La belle devise de la Fédération internationale des échecs, “Gens una sumus” (nous sommes une seule famille), est un idéal difficile à atteindre alors que l’être humain ne sait pas apprendre des enseignements de l’histoire, que les inégalités s’accroissent, que les guerres déciment les populations et que l’exploitation de l’homme perdure sous diverses formes.
Ces dix années ont été marquées par l’expansion de la pratique du jeux en ligne, de l’accélération des cadences, des retransmissions des grands tournois sur la toile avec les commentaires éclairés de Grands-Maîtres, de l’émergence des streamers offrant de nouvelles perspectives de carrière pour ceux qui tentent de vivre de leur passion. Ce phénomène a été amplifié par les périodes de confinement qui ont accompagnées la pandémie de COVID-19 partout dans le monde. La série télévisée “The Queen” a redonné vigueur à la popularité des échecs auprès du grand public. Souhaitons que cet engouement persiste.
“Regard sur les échecs” débute une seconde décennie qui ne manquera certainement pas de sujets passionnants à traiter.
mardi 31 mai 2022
Venu au monde en 1937, les privations de la guerre et une éducation sévère n’ont pas rendu ton enfance facile. Ton père était militaire, rescapé du naufrage du cuirassé Bretagne, coulé lors de l’attaque de la flotte française à Mers-El-Kebir. Pupille de la marine, tu as connu la rigueur militaire du pensionnat de l’école Courbet à Marseille. Devenu mécanicien dans la marine marchande, tu as navigué sur l’océan indien, de Madagascar au Japon, faisant escale à Djibouti, en Inde ou en Afrique du Sud. Tu as été mobilisé pendant vingt-sept longs mois durant la guerre d’Algérie avant de travailler en usine jusqu’à ta retraite, parfois en horaires décalés.
De ces expériences, tu avais développé une aversion pour l’autorité et la hiérarchie, pour l’incompétence des petits chefs. Tu exécrais les « grandes-gueules », ceux qui se mettent en avant, qui parlent plus forts qu’ils n’agissent.
Tu ne jouais pas aux échecs parce que tu prétendais ne pas avoir la patience, être trop nerveux. Pourtant, ton perfectionnisme et ton sens aigu du détail y auraient fait merveille.
Tu exprimais peu tes sentiments, par pudeur peut-être, ou parce que tu ne trouvais pas les mots, ou parce que cela allait de soi, parce que les actes sont plus signifiants que les paroles.
Tu étais de ceux qui voient toujours le verre à moitié vide. Avare d’encouragements et de compliments, tu pouvais refroidir les plus grands enthousiasmes. Je me souviens t’avoir fièrement annoncé ma victoire dans un tournoi de parties rapides avec 7,5 points sur 9. Au lieu des félicitations d’usage, je fus cueilli par une terrible question « mais contre qui as-tu perdu ? ».
Le week-end, tu avais sacrifié beaucoup de ton temps pour accompagner les passions de ton fils adolescent, en particulier pour le conduire dans les tournois d’échecs. C’est en regardant patiemment le déroulement des parties que tu avais appris le déplacement des pièces. Les subtilités et la profondeur du jeu t’échappaient mais tu t’intéressais à l’actualité, feuilletant « Europe Echecs » ou même « New in Chess Magazine » malgré ton incompréhension de la langue de Shakespeare. Tu étais d’une génération qui ne maîtrisait pas l’ordinateur, internet ne t’intéressait pas. Néanmoins, tu te connectais régulièrement via la télévision pour lire les articles de « Regard sur les échecs ».
A l’orée de la soixantaine, de sérieux ennuis de santé ont perturbé ta retraite. Tu avais réussi à surmonter ces épreuves grâce à une ténacité et une combativité qui avaient fait l’admiration des médecins qui t’ont suivi pendant des années. Plus de vingt ans sont passés, tu avais certes vieilli mais tu paraissais toujours indestructible.
En cette fin du mois de mars, la camarde t’a soudainement fauchée, sans sommation. La veille, profitant d’un soleil printanier, tu bricolais comme à ton habitude dans le jardin. En ce dimanche funeste, j’ai assisté impuissant à tes derniers sursauts de vie.
Tu te prénommais Claude et tu étais mon père.
Ce billet emprunte son titre au premier vers du poème « J’arrive où je suis étranger » de Louis Aragon.
dimanche 27 février 2022
En cette fin du mois de novembre 2021, malgré l’absence de plusieurs joueurs emblématiques, l’Ukraine fut sacrée championne d’Europe d’échecs par équipe. Partageant la première place avec une équipe de France propulsée par l’extraordinaire performance du jeune franco-iranien Alireza Firouzja, les Ukrainiens étaient désignés vainqueurs grâce à un meilleur départage.
L’équipe de cette grande nation du monde des échecs était composée d’Anton Korobov, Andrei Volokitin, Yuriy Kuzubov, Kirill Shevchenko et Volodymyr Onyshchuk.
Les favoris russes furent relégués à une modeste 6ème place après avoir concédé deux défaites, face à l’Ukraine (7ème ronde) et à la France (8ème ronde). La spectaculaire victoire de Kirill Shevchenko opposé à Kirill Alekseenko scella la victoire de l’Ukraine face à la Russie.
La locution latine “Gens una sumus” (nous sommes une seule famille) est la devise de la Fédération internationale des échecs. En ces temps troublés, le sport contribue à la rencontre pacifique et à l’amitié entre les peuples. Les adversaires sur l’échiquier sont souvent des amis dans la vie car liés par une passion commune. Mais certains sont aveugles face aux terribles enseignements de l’histoire. Leur quête irrationnelle du pouvoir est une folie qui sacrifie des vies, bouleverse des existences, exacerbe les haines en engendrant chaos et destruction.
Le 24 février 2022, pour d’obscures raisons nationalistes, la puissante armée russe envahissait le territoire ukrainien.
“La violence est le dernier refuge de l’incompétence” écrivait Isaac Asimov dans “Fondation”, recueil publié en 1951, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
samedi 12 février 2022
En décembre 2021, Magnus Carlsen sortait vainqueur du match l’opposant à Ian Nepomniachtchi pour le titre très convoité de champion du monde d’échecs en cadence classique. Le tournant du match intervint lors de la 6ème partie. Le challenger, incapable de surmonter la blessure psychologique infligée par une défaite en 136 coups après 7 heures et 45 minutes de jeu, dut s’incliner sur le score sans appel de 7½–3½ en faveur du tenant du titre (4 victoires et 7 parties nulles). Le Norvégien poursuit ainsi un règne débuté en 2013 lorsqu’il ravit le titre à l’Indien Viswanathan Anand.
Nous ne nous appesantirons pas davantage sur le déroulement d’un match qui ne restera certainement pas comme le plus palpitant que les championnats du monde aient produit mais nous allons évoquer une polémique surprenante initiée par l’ancien challenger Sergey Karjakin.
Peu après la fin du match, Magnus Carlsen a dévoilé les noms des membres de son équipe. Cette information est généralement gardée secrète pendant toute la durée du match car la présence de tel ou tel Grand-Maître peut révéler d’éventuelles orientations dans le choix des ouvertures. L’équipe du champion du monde était constituée de l’inamovible Danois Peter Heine Nielsen, du Français Laurent Fressinet, de l’Allemand Jan Gustaffson, du jeune Néerlandais Jorden Van Forest et du Russe Daniil Dubov. La composition de cette équipe cosmopolite repose tout autant sur les compétences et le regard original que chacun porte sur le jeu que sur les qualités humaines et la capacité de chacun à participer au collectif.
Malgré le caractère individuel de la compétition et la présence de Dubov dans l’équipe du champion du monde depuis 2018, son implication aux côtés du Norvégien a suscité le courroux très patriotique de Karjakin officiant comme second du challenger russe. Bien que d’origine ukrainienne, Karjakin n’a jamais caché sa fierté nationaliste envers la Russie ainsi que son fervent soutien à Vladimir Poutine. Dans un tweet publié après la fin du match, il a reproché à son compatriote en des termes sibyllins d’avoir accepté de seconder le Norvégien. Un tel acte pourrait être considéré comme une trahison aux intérêts de la nation par certains Russes. Cet esprit nationaliste avait déjà conduit à l’invitation inappropriée du Russe Kirill Alekseenko lors du tournoi des candidats de Ekaterinbourg en Oural au grand dam de joueurs plus légitimes. Comme l’attestent les grandes compétitions internationales, depuis les Jeux Olympiques jusqu’aux championnats du monde d’échecs au temps de l’Union Soviétique, les intérêts sportifs et politiques ne sont jamais très éloignés.
Cette controverse peut sembler anodine aux yeux d’un occidental vivant dans un pays démocratique protégeant au mieux les libertés de chacun, accoutumé à la globalisation des échanges et à la libre circulation des biens et des personnes, mais l’éviction de Dubov de l’équipe nationale russe a été sérieusement évoquée. Souhaitons que la raison l’emporte sur les sentiments nationalistes et que nous pourrons à nouveau admirer le talent créatif de Dubov au sein de la formidable équipe de Russie.
mardi 2 novembre 2021
Les guerres, les catastrophes, les pandémies ou plus simplement les accidents de la vie privent l’humanité de personnes de qualité. Nul ne sait comment aurait été infléchie la course du monde si ces existences n’avaient pas été brutalement et souvent injustement écourtées. Mais peut-on évoquer la justice en la matière pour des évènements inhérents à la condition humaine. Des œuvres d’art et des découvertes scientifiques majeures ont ainsi été perdues, des actes héroïques ou de simples gestes de réconfort de la vie quotidienne n’ont pu être accomplis. Beaucoup de ces êtres prématurément disparus resteront à jamais dans l’ombre, écartés de l’Histoire, faute de n’avoir pu exprimer leur talent au cours d’une existence trop brève. J’ai parfois ce sentiment en parcourant les cimetières comme en ce jour de fête de la Toussaint. De modestes plaques funéraires résument la vie des défunts en deux dates, celle de leur naissance et celle de leur mort. Quelques souvenirs demeurent dans la mémoire des familles. Mais bientôt, le temps passant, l’oubli sera définitif. Ne dit-on pas que la mort est effective lorsque plus personne ne prononce notre nom ?
En déambulant entre les tombes, j’imagine l’infinité d’histoires qui n’ont pas été racontées. Au crépuscule de sa vie, l’écrivain et académicien Jean d’Ormesson avait affirmé préférer la postérité à la célébrité. L’immense majorité d’entre nous ne peut espérer ni l’un, ni l’autre. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, la lumière n’est captée que par une infime minorité. Sauf exception, les femmes et les hommes de l’ombre sont la norme.
Parmi eux se trouvent ceux qui gravitent dans l’entourage des célébrités. Dans le monde du sport, ce sont les éducateurs, les entraîneurs, les préparateurs physiques et mentaux, les partenaires d’entraînement, les soignants et les conseillers de toutes sortes. Leur contribution à la réussite du champion, bien que déterminante, est rarement dans la lumière des projecteurs. S’ils sont reconnus et respectés par la profession, le grand public les ignore car il aime aduler ce qui brille.
Les échecs ne dérogent pas à la règle. Peu sont capables de citer les noms des entraîneurs et seconds des grands champions de notre jeu. Pourtant, certaines victoires décisives sont le fruit de l’obscur travail de ces hommes de l’ombre à l’origine d’une habile préparation, d’une idée nouvelle dans une ouverture ou d’un soutien psychologique opportun.
Le nom de Yuri Dokhoian est intimement associé à celui de Gary Kasparov. Pendant plus de dix ans, le grand-maître russe a accompagné celui qui incarne encore aujourd’hui les échecs pour le grand public, plus de quinze ans après sa retraite sportive. Telle une ombre indissociable de sa source, il a souvent occupé l’arrière-plan des photographies du champion.
Pourtant, avant de devenir un entraîneur reconnu du milieu échiquéen, Dokhoian est un joueur de haut niveau, occupant la 40ème place du classement mondial en 1989. Il se distingue dans plusieurs tournois importants, terminant 7ème du prestigieux tournoi de Wijk aan Zee en 1990, ex æquo avec Viswanathan Anand et Viktor Kortchnoï. A cette époque, il rivalise avec les meilleurs sans toutefois parvenir à atteindre le sommet de l’Olympe.
En 1994, Dokhoian opére un tournant dans sa carrière en rejoignant l’équipe de seconds de Kasparov. Il met bientôt un terme à sa carrière de joueur actif pour devenir, selon les mots de ce dernier « un grand coach mais aussi une personne et un ami encore meilleur ». Le champion légendaire ajoutera « Travailler, marcher, manger, parler, c’était une vraie relation. J’ai passé plus de temps avec lui que quiconque avant ma retraite en 2005 », reconnaissant volontiers l’apport déterminant de son second dans sa formidable réussite à une époque où la préparation assistée par ordinateur était balbutiante : « Yuri a élevé non seulement mes échecs et mes résultats, mais tout le domaine de la préparation aux échecs au plus haut niveau. Mes adversaires n’ont pas seulement eu à se battre sur l’échiquier avec moi, mais avec le légendaire laboratoire Kasparov-Dokhoian. »
Il n’hésitera pas non plus à le citer dans le monument de la littérature échiquéenne que représente la série intitulée « My Great Predecessors ». Ainsi, dans le second tome publié en 2003 après la perte du titre mondial, peut-on lire : « Comme l’exprimait avec humour mon second Yuri Dokhoian : avec les années, chaque champion du monde commence à se calcifier, c’est-à-dire à devenir inflexible et à se transformer en monument vivant. C’est-à-dire qu’il cesse graduellement d’ajouter quelque chose de nouveau aux échecs et de saisir la tendance dominante de son développement. Et tôt ou tard l’inévitable châtiment survient, puisque le jeune challenger, au contraire, va de l’avant. »
Après la retraite sportive de Kasparov en 2005, Dokhoian poursuit sa carrière d’entraîneur avec les sœurs Kosintseva et l’équipe nationale féminine de Russie de 2006 à 2011 qu’il conduit à la médaille d’or aux Olympiades d’échecs en 2010. Il s’occupe ensuite de l’équipe masculine qui peine à retrouver son leadership sur les échecs mondiaux depuis la médaille d’or aux Olympiades de 2002.
A partir de 2009, Dokhoian aide le prodige Sergey Karjakin, devenu en 2002 le plus jeune grand maître de l’histoire à seulement douze ans et sept mois. Sous sa houlette, Karjakin parvient jusqu’au match pour le titre suprême en 2016 contre le Norvégien Magnus Carlsen. Après avoir bousculé le champion du monde en cadence classique, le Russe n’échouera dans la conquête du titre qu’au cours des parties rapides de départage. Karjakin loue la gentillesse de son entraîneur mais aussi son exigence et une capacité de travail hors du commun au service de la progression de son protégé.
Depuis, Dokhoian a entraîné de nombreux jeunes russes de talent parmi lesquels Andrei Esipenko qui s’installe peu à peu au sein de l’élite mondiale (27ème au classement de novembre 2021) à seulement 19 ans.
Nul doute que dans l’ombre de ceux qui captent la lumière, il aurait fait briller d’autres pépites s’il ne nous avait brutalement quitté à l’âge de 56 ans, victime de la COVID-19 en ce jour funeste du début du mois de juillet 2021.
jeudi 27 mai 2021
Yasmina Reza est multiple. Elle est romancière (prix Renaudot 2016 pour “Babylone”), mais aussi dramaturge (sa pièce “Art” a connu un succès international), metteur en scène, scénariste, réalisatrice et actrice. Son dernier roman, publié par les éditions Flammarion lors de la rentrée littéraire de janvier 2021, est intitulé très sobrement “Serge”. Les principaux protagonistes de cette chronique familiale sont Serge, le frère aîné, Jean, le narrateur et frère cadet de Serge, et Anne, alias Nana, leur jeune soeur. Le roman dissèque les rapports familiaux chaotiques et les ratés de l’existence. Serge est décrit comme un personnage égocentré. Longtemps, il nous apparaît antipathique avant de s’humaniser face aux difficultés de la vie. Proche de la soixantaine, il est à un âge où on son s’interroge sur le temps qui passe, où les choix de vie et les occasions manquées sont questionnés, où de proches parents disparaissent, où surgissent les premiers ennuis de santé sérieux.
Le point d’orgue du récit est le voyage familial aux camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, pèlerinage sur les traces d’ancêtres juifs-hongrois assassinés par le régime nazi. La grande histoire de la Shoah est confrontée aux médiocres préoccupations quotidiennes et existentielles des protagonistes, incapables de se hisser à la hauteur de la tragédie humaine qui hante ces lieux. Yasmina Reza ose questionner la pertinence de ce lieu de mémoire qu’elle décrit comme une sorte de parc à thème pour touristes en tongs et bermudas, amateurs de selfies.
La littérature foisonne de romans qui enrichissent l’intrigue d’éléments ou d’anecdotes puisés dans le jeu d’échecs. Il en est parfois le thème central comme dans “Le joueur d’échecs” de Stefan Zweig et “La défense Loujine” de Vladimir Nabokov, pour ne citer que deux grands classiques. Dans “Serge”, les échecs sont évoqués pour enrichir la description des rapports complexes entre les personnages.
Le jeu est cité brièvement au début du roman lorsque Jean décrit Luc, le fils de son ex-compagne, un enfant renfermé, introverti, atteint d’un handicap mental. Cette première évocation semble maladroite lorsque le mot “damier” est utilisé à la place du mot “échiquier” : “Luc aime tous les jeux où nous sommes face à face. Les échecs entre autres. Mais la règle du jeu ne l’intéresse pas. Il est content de sortir le damier, de s’installer face à moi bien calé sur la chaise et ranger les pièces. Je lui ai expliqué comment avancent les figures et il aime jouer à jouer.”
Plus tard, Jean évoque sa rivalité avec son frère aîné et le fanatisme de leur père pour les échecs. Les mots qui décrivent la passion du père sonnent juste aux oreilles de ceux qui ont débutés en lisant les chroniques hebdomadaires des journaux et les magazines mensuels, sans internet, sans base de données et sans moteur d’analyse : “Il se prétendait maître national, enfin niveau maître national. Il était abonné à Europe Échecs et découpait les études ou les problèmes du Monde. Tous les dimanches on le voyait en veste de pyjama, jambes nues et couilles à l’air, errer dans l’appartement avec des bouts de journaux et son échiquier magnétique de voyage à petits pions plats, en attente de l’action du suppo à la glycérine.”
Yasmina Reza nous révèle son excellente connaissance de l’histoire du jeu en citant quelques noms emblématiques : “On étudiait les parties de Spassky, Fischer, Capablanca, Steinitz et d’autres mais son héros, celui dont il ne cessait de vanter la noblesse et l’intrépidité, c’était Mikhaïl Tal, le génie du sacrifice, l’Alexandre des soixante-quatre cases.”
La psychologie du père qui n’accepte pas de perdre contre ses fils est décrite avec beaucoup de justesse : “Serge a commencé à bien jouer. Mon père ne rendait plus de pièce. Dès qu’il se sentait en danger, il disait, oh c’est intéressant, très intéressant cette situation ! Analysons les variantes ! Il transformait la partie en étude, elle devenait complètement neutre et plus personne ne la remportait.”
La partie est le prétexte d’un combat féroce pour éviter le déshonneur de la défaite : “Chez nous, perdre aux échecs c’était une humiliation sanglante. C’était une mort. Tu allais à la guerre et tu mourais. Quand on s’est mis à jouer ensemble Serge et moi, à l’abri du père qui venait gâcher les parties avec ses conseils et ses commentaires, la même hargne, la même malhonnêteté nous habitaient.”
Dans cette comédie qui vire parfois au tragique, à la fois hilarante et féroce, Yasmina Reza raconte avec virtuosité les dissensions de la fratrie, partagée entre amour, rivalité, incompréhension et brouille. La brève évocation de la pratique du jeu d’échecs ajoute un éclairage sur la relation entre Jean, Serge et leur père.
Bien que le roman aborde des sujets graves, la qualité des dialogues et l’humour grinçant de Yasmina Reza rend la lecture de “Serge” particulièrement plaisante.
jeudi 13 mai 2021
Les grands stratèges, tels José Raul Capablanca, Tigran Petrossian ou Anatoly Karpov, savaient accumuler d’infimes avantages en muselant les initiatives de leur adversaire par de subtiles mesures prophylactiques. De nos jours, il est rare d’assister à une partie entre deux Grands-Maîtres dominée de bout en bout sans l’émergence du moindre contre-jeu adverse. Rares sont ceux qui prennent le risque d’être étouffé en se cantonnant à une défense passive sans tenter de créer de la confusion dans le cerveau de leur adversaire. Ce fût apparemment le cas de la partie qui opposa Joel Benjamin à Patrick Wolff lors du Championnat des Etats-Unis vétéran (ou plutôt “sénior” comme il est politiquement correct de l’écrire de nos jours). Pandémie de coronavirus oblige, ce tournoi eut lieu en ligne et en cadence rapide.
La plupart des Grands-Maîtres engagés dans cette compétition réservée aux plus de cinquante ans cumulent de nombreux titres nationaux. A leur apogée, certains d’entre eux ont appartenu à l’élite. S’ils sont aujourd’hui moins performants et souvent moins actifs en compétition, nombreux transmettent leur précieuse expérience en tant qu’entraîneur.
La partie précitée m’est apparue au premier abord d’une limpidité rare et peut, à ce titre, être utilisée comme support pédagogique. Les blancs obtiennent un avantage stratégique dès l’ouverture grâce à une rapport de pièces favorable : un bon Cavalier contre un mauvais Fou, puis grâce à une meilleure structure de pions. L’échange des Tours prive les noirs de tout contre-jeu. Le couple Dame-Cavalier domine le couple Dame-Fou. L’échange des Dames au moment opportun permet la pénétration du Roi blanc dans la position adverse. Une élégante pointe tactique conclut une partie conduite de main de maître.
mardi 29 décembre 2020
Le 25 novembre dernier, la une du Canard enchaîné titrait par un jeu de mot “La gestion très cavalière de la Fédération française des échecs”. Depuis sa création en 1915, le célèbre hebdomadaire satirique traque avec un humour féroce toutes sortes de dysfonctionnements. Qu’il s’agisse d’atteintes aux libertés, de turpitudes ou d’excès des pouvoirs de tous bords, le journal a souvent révélé des affaires politiques et financières de première importance. Sa parution hebdomadaire est redoutée car il n’a pas pour habitude de tresser des couronnes de laurier à ceux qu’il épingle dans ses colonnes. Le général de Gaulle ne s’interrogeait-il pas chaque semaine en feuilletant le journal “Que dit de moi le volatile ?”.
Faut-il se réjouir que l’un des plus anciens et des plus respectés des grands média nationaux s’intéresse à la gestion de la FFE par son président, le Grand-Maître Bachar Kouatly ?
Selon le vieil adage « Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en », certains prétendront que tout ce qui attire le regard sur le monde des échecs est bénéfique au développement de notre sport. Je ne partage pas cet avis. Une image, une marque se construisent sur le temps long. A l’heure de la circulation instantanée de l’information ou toutes les opinions semblent se valoir, une réputation peut être écornée en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
Né en Orient, le jeu d’échecs a atteint l’Occident au Moyen-Âge en accompagnant la circulation des savoirs et des pratiques artistiques. Celui que l’on nomme “le Roi des jeux et jeu des Rois” a une longue histoire qui a accompagnée les puissants de ce monde. Malgré la démocratisation de sa pratique, malgré l’ascendance de l’aspect sportif sur l’aspect artistique, malgré la chute de l’homme face à la machine, il continue de valoriser ce qu’il y a de plus noble en nous. Ce prestige auprès d’un large public assure sa pérennité au delà des modes. Il doit être préservé.
L’article du Canard contribue à déboulonner le jeu d’échecs de son piédestal. Signé du pseudonyme Jérôme Canard en page 4 du journal, il est titré “La Fédération des échecs a une case en moins”. Se référant à des rapports de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (accessibles depuis le 5 octobre 2020 sur le site de la FFE), l’article dénonce des dépenses sans justificatifs. Il révèle aussi la baisse continue du nombre de licenciés depuis 2013, la dégradation des relations entre certains joueurs de l’élite française et le président de la Fédération ainsi que d’éventuels conflits d’intérêts. Il est possible de consulter l’intégralité de l’article sur le site de la FFE. S’il ne contient pas de révélations sensationnelles ou d’informations que le microcosme des échecs français ne connaissait déjà, il diffuse auprès d’un large public les difficultés de notre modeste Fédération.
Mis en cause, Bachar Kouatly n’a pas tardé à se défendre bec et ongles en publiant les e-mails échangés avec le journaliste du Canard sur le site de la FFE. Il dénonce un article orienté. Pan sur le bec ?
Nous ne porterons ici aucun jugement sur le fond d’un déballage médiatique qui intervient, il est important de le préciser, à l’heure ou la campagne de succession pour la présidence de la FFE fait rage. La liste du président sortant affronte celle conduite par le Grand-Maître Eloi Relange.
Ceci n’expliquerait-il pas cela ?
samedi 25 juillet 2020
«En théorie, il n’y a pas de différence entre la théorie et la pratique; Dans la pratique, il y en a une». Cette phrase que l’on attribue à l’industriel américain Benjamin Brewster s’applique parfaitement aux finales de Tour contre Tour et Fou. En effet, la théorie nous apprend qu’à l’exception de quelques positions initiales très défavorables, ces finales sont nulles. En pratique, bien que fréquentes, elles sont difficiles à défendre. Le camp attaquant se prive rarement de torturer son malheureux adversaire pour provoquer la faute. Nombreux sont ceux qui ont faillis, qu’ils soient simples amateurs ou Grand-Maître réputé. Une des plus récentes victimes n’est autre qu’Hikaru Nakamura qui a succombé face à Levon Aronian pendant le Lindores Abbey Rapid Challenge, tournoi en ligne diffusé sur le site chess24.com.
Dans une position difficile, le champion américain a différé autant que possible l’entrée dans cette finale au risque de laisser échapper ses chances d’annuler la partie. Cette coupable hésitation a révélé le manque de confiance dans sa capacité à défendre la position en cadence rapide. De toute évidence, il ne maîtrisait pas cette finale comme le montre la triste fin de la partie :
Cette partie était commentée en direct par les Grand-Maîtres Laurent Fressinet et Jules Moussard. Aucun des deux commentateurs n’a évoqué une technique de défense relativement simple à mettre en pratique.
La méthode est connue sous le nom de “défense sur la seconde rangée” (certains préfèrent dire 7ème rangée, mais elle fonctionne aussi par symétrie sur les 2ème et 7ème colonnes). Elle consiste à positionner le Roi et la Tour sur la seconde rangée à une case d’intervalle. Lorsqu’un échec repousse le Roi sur la bande, un échange de Tours est immédiatement proposé, ce qui permet au Roi de remonter sur la seconde rangée dès le coup suivant. Le zugszwang peut néanmoins repousser le Roi à la bande mais des thèmes de pat permettent de sauver la partie. J’ai pris connaissance pour la première fois de cette méthode dans un article du Maître International franco-polonais Krzysztof Pytel publié dans le numéro de décembre 1988 du magazine Europe Echecs. Il attribut la démonstration d’infaillibilité de cette méthode au Grand-Maître Polonais Włodzimierz Schmidt.
En 2007, à l’âge de seize ans, le jeune Magnus Carlsen démontra une technique remarquable pour défendre sur la seconde rangée face aux tentatives stériles de gain du Grand-Maître néerlandais Loek Van Wely.
Les livres anciens de finales ne citent pas cette technique passive mais simple à mémoriser. Reuben Fine ne la mentionne pas dans son célèbre “Basic Chess Endings” publié en 1941 et révisé en 2003 par Pal Benko, tout comme Paul Kérès dans “Practical Chess Endings” publié en 1973. De même, le fameux “Les Finales” d’Alain Villeneuve publié par les éditions Garnier en 1984, évoque certains thèmes sans expliciter la méthode : “En règle générale, cette finale est nulle. Même lorsque le Roi défensif est repoussé jusqu’à la bande, il n’y a pas de réel danger (sauf tout près d’un angle de l’échiquier) si la Tour parvient à se maintenir sur sa seconde rangée”.
L’émergence de l’analyse assistée par ordinateur et des bases données de finales a mis en lumière cette technique qui figure désormais dans tous les bons manuels sur les finales. Nous pouvons citer “Fundamental Chess Endings” de Karsten Müller et Frank Lamprecht publié par les éditions Gambit en 2001, “Endgame Manual” de Mark Dvoretsky publié par Russell Enterprises en 2003, “100 Endgames You must Know” de Jesus de la Villa publié par New in Chess en 2008 et “Understanding Chess Endgames” de John Nunn publié par Gambit en 2009.
Mémoriser les finales élémentaires est certainement moins ludique que jouer d’innombrables blitz en ligne mais tout joueur sérieux, a fortiori un joueur professionnel de haut niveau, doit s’astreindre à cette tache ingrate de révision, comme l’élève appliqué qui révise ses leçons après l’école.
vendredi 26 juin 2020
En cette période troublée par la pandémie de coronavirus SARS-CoV-2, la plupart des manifestations sportives ont été annulées ou reportées. Les échecs n’ont pas fait exception. Le tournoi des candidats semblait avoir échappé au confinement mondial mais les organisateurs russes ont du capituler à mi-parcours à la suite de la fermeture des frontières et l’annulation des transports aériens. La nécessité de rester à demeure a vu l’émergence de tournois en ligne réunissant des centaines d’amateurs et de professionnels à l’instar du championnat de France de blitz. L’élite mondiale a bénéficié de l’organisation de tournois richement dotés permettant à l’aristocratie de notre sport d’assurer le spectacle sur la toile. Je viens d’écrire les mots “sport” et “spectacle” dans la même phrase. Cette dualité est au coeur de cet article.
Commençons par un peu de terminologie. Au basket, sport immensément populaire aux Etats-Unis, le “clutch player” est le joueur décisif, celui qui surmonte la pression du résultat et marque dans les dernières secondes du match (le “clutch time”).
Focalisons nous maintenant sur le tournoi en ligne “Clutch Chess International” organisé par le Saint-Louis Chess Club, haut lieu des échecs outre-atlantique. Ce tournoi à élimination directe consiste en une succession de matchs de 12 parties rapides. La singularité du système qui justifie le qualificatif “clutch” est le poids supérieur donné au résultat de certaines parties. Ainsi, les parties 5 et 6 apportent 2 points au vainqueur, les parties 11 et 12 apportent 3 points. En cas d’égalité, les victoires à l’issue de ces parties particulières départagent les joueurs. Par ce système, les organisateurs ont tenté de recréer aux échecs le suspense du “clutch time” de la NBA, ces dernières secondes décisives, lorsqu’un panier improbable à 3 points permet d’inverser le score du match et soulever l’enthousiasme des foules.
Examinons maintenant, le déroulement du match de demi-finale entre le champion du monde Magnus Carlsen et Levon Aronian. Après 10 parties, le Norvégien surclasse son adversaire en gagnant 5 parties et en annulant 5. Un score écrasant à ce niveau de jeu. Le système adopté permet toutefois à l’Arménien d’éliminer son redoutable adversaire s’il gagne les deux dernières parties. Ces ultimes parties se sont achevées pacifiquement par le partage du point assurant la qualification logique de Carlsen pour la finale.
Mais, quelle aurait été la signification sportive d’une qualification d’Aronian sur le score de 2 victoires, 5 défaites et 5 nulles ?
L’analogie avec le basket est erronée. S’il est vrai qu’une équipe peut gagner le match en marquant moins de paniers que l’équipe adverse du fait de leurs valeurs différenciées (1, 2 ou 3 points), la précision du joueur lors du lancer au delà de 6m75 mérite un bonus qui récompense l’audace et la prise de responsabilité vis-à-vis des partenaires. Or, rien ne différencie les dernières parties d’un match d’échecs des parties précédentes. Pour mériter un bonus, le joueur distancé au score aurait pu jouer un va-tout, c’est à dire accepter une véritable prise de risque. Les organisateurs auraient pu imposer un déficit matériel, un temps de réflexion réduit, un handicap physique (jouer à l’aveugle) ou un risque de perte financière. S’il s’agit de dénaturer le sport en spectacle, les solutions ne manquent pas mais un peu d’imagination s’impose pour assurer un semblant de vérité sportive.
jeudi 21 mai 2020
La prise de décision est une des activités principales du joueur d’échecs. Le choix de chaque coup détermine l’évolution de la partie. Il repose sur l’évaluation stratégique de la position, sur le calcul de variantes, sur l’intuition, sur des facteurs psychologiques et émotionnels. Lorsque le temps de réflexion manque, le sens pratique impose de réduire le calcul à sa portion congrue. La pression du temps ne permet pas de s’appesantir longtemps sur une position. L’intuition prédomine. Au cours de milliers d’heures passées à jouer ou à étudier des parties, le joueur expérimenté a assimilé des montagnes de motifs tactiques et stratégiques lui permettant de faire le bon choix sans avoir recours à une analyse approfondie de la position. Il connaît les forces et les faiblesses des différentes structures de pions, l’importance de l’initiative, de l’insécurité du Roi, de l’activité des pièces. Il a assimilé le principe des deux faiblesses pour faire rompre la position de son adversaire. Il a longuement élaboré un répertoire d’ouverture pour provoquer des milieux de parties qui conviennent à son style de jeu, il maîtrise les principales finales qu’il est capable de jouer sans réfléchir. Mais la connaissance des grands principes ne suffit pas. Chaque position a ses spécificités et doit être évaluée indépendamment d’acceptions d’ordre général. C’est en particulier le cas lorsque de multiples paramètres contradictoires viennent brouiller l’évaluation et par conséquent la prise de décision. La structure de pions peut être en ruine, les pions sont isolés, les finales s’annoncent cauchemardesques mais le contrôle des lignes ouvertes rend la situation du Roi adverse précaire. Dois-je améliorer la structure de pions ou développer une attaque sur le Roi au prix d’autres concessions ? Le joueur d’échecs se pose en permanence ce type de question.
La transformation d’un type de finale en un autre requiert beaucoup de justesse dans l’évaluation. C’est en particulier le cas des transitions en finales de Roi et pions qui ne laissent aucune marge d’erreur.
L’idée de cet article m’est venue à la suite d’une partie jouée en ligne à la cadence blitz de 3 minutes plus 2 secondes par coup. Mon adversaire m’a contraint à dépenser beaucoup de temps pour résoudre de difficiles problèmes d’ouverture dans la défense Grünfeld. Survivant au milieu de partie, j’ai atteint une finale de pièces mineures (Fou contre Cavalier) avec une structure de pions typique de l’ouverture. Les blancs ont une majorité centrale mais les noirs ont une majorité sur l’aile Dame susceptible de créer un pion passé éloigné. La position est équilibrée mais, pressé par le temps, je me suis fié à un grand principe que je pourrais énoncer simplement par “un pion passé éloigné gagne en finale de Roi et pions”. En une fraction de seconde, j’ai provoqué la finale espérée avant d’abdiquer quelques coups plus tard. Dans cette position, l’activité du Roi adverse prédominait sur le fameux principe. Une évaluation concrète de toutes les caractéristiques de la position aurait été nécessaire pour choisir le bon plan.
lundi 9 mars 2020
Le champion du monde en cadence classique est le principal représentant du monde des échecs auprès des médias. Les noms de Kasparov, Karpov ou Fischer sont connus du grand public. Le système de désignation du champion doit naturellement faire émerger le meilleur joueur qui devient ainsi une figure incontestable, digne d’être le porte drapeau de notre sport. Un système qui désigne un champion différent chaque année au terme d’une compétition aléatoire comme il en existe dans d’autres sports est inadapté car il conduit au couronnement de joueurs, qui malgré leur qualité, s’évanouissent dans un relatif anonymat hors du cercle restreint des passionnés de l’histoire de notre jeu.
La désignation du champion au terme d’un match opposant le tenant du titre à son challenger va dans le sens de la stabilité puisqu’il est difficile de détrôner le monarque qui jouit du privilège d’être automatiquement qualifié pour la confrontation finale. Son challenger doit surmonter un parcours semé d’embûches. En cela, il prouve qu’il possède le potentiel pour vaincre le champion. Même si l’avantage accordé au tenant du titre peut sembler exorbitant au regard de l’équité sportive, ce système est aisément compréhensible du grand public en assurant l’émergence d’une figure médiatique durablement identifiable.
Si le principe du match est acquis, le mode de qualification du challenger est sujet à contestation.
Le système actuel qualifie automatiquement le perdant du match pour le titre, les deux finalistes de la coupe du monde, les deux premiers du Grand Prix, le vainqueur d’un open de qualification, le meilleur selon la moyenne Elo calculée sur une période préalablement définie par la fédération internationale et un invité de l’organisateur soumis à certaines règle imposées par la fédération internationale. Si un joueur est déjà qualifié grâce à un autre critère, c’est le suivant qui accède à la qualification.
Ce système est peu compréhensible car trop complexe et conduit à des dérives. Certaines qualifications sont obtenues grâce à des parties rapides et à des blitz ou dépendent d’un système de départage lié aux résultats entre joueurs de bas de tableau. De plus, il n’est pas convenable d’octroyer une invitation dans un tournoi avec un aussi petit nombre de joueur. Dans un article publié dans le magazine New in Chess, Jan Timman a remarqué avec justesse que, si la désignation d’un joueur prestigieux était acceptable pour un tournoi à 16 joueurs (Boris Spassky à Montpellier en 1985), elle ne l’est pas pour un joueur peu connu dans un tournoi à seulement 8 joueurs (Kirill Alekseenko à Ekaterinbourg en 2020). Le système actuel doit donc être réformé.
Je préconise un système basé sur les parties en cadence classique et les confrontations sur l’échiquier. Il se décompose en tournois de qualification au système suisse, d’un tournoi des candidats pour désigner le challenger et d’un match pour le titre.
Le tenant du titre affrontera son challenger au cours d’un match relativement long (16 parties en cadence classique). En cas d’égalité, le tenant conservera le titre mais perdra le privilège de la qualification automatique pour le match suivant. Il devra donc se qualifier car il n’a pas prouvé sa supériorité sur son challenger. Les deux adversaires auront donc intérêt à éviter que la confrontation s’achève sur un match nul.
Le tournoi des candidats composé de 8 joueurs se jouera en double rondes (14 parties). Il désignera le challenger dans le cas ou le champion du monde a gagné le match précédent ou les deux protagonistes du match pour le titre dans le cas ou le champion a concédé le match nul.
Quatre tournois en cadence classique au système suisse désigneront chacun deux qualifiés pour le tournoi des candidats. Pour assurer l’homogénéité du niveau des participants, ces tournois seront réservés à des joueurs appartenant au top 100 mondial (un classement Elo supérieur à environ 2650). Le nombre de rondes doit être suffisant pour limiter les ex-aequo (11 rondes). En prenant pour exemple le tournoi qualificatif de l’Île de Man en 2019 joué sur 11 rondes, Wang Hao et Fabiano Caruana auraient été qualifiés pour le tournoi des candidats sans avoir recours aux départages. Un joueur déjà qualifié lors d’un tournoi précédent n’aura pas le droit de participer aux tournois suivants. Le champion en titre ne pourra participer que s’il est contraint de se qualifier après avoir concéder un match nul à son challenger. Le challenger malheureux n’aura pas le privilège d’être directement qualifié pour le tournoi des candidats et devra participer à ces tournois de qualification. Les joueurs qui ne seront pas qualifiés pourront tenter à nouveau leur chance lors du tournoi suivant. Le premier tournoi sera évidemment plus difficile que les suivants, notamment que le dernier qui exclu la participation des six joueurs qualifiés lors des trois premiers tournois.
En cas d’ex-aequo, un départage en cadence rapide (25 minutes + 10 secondes par coup) pourra être envisagé. En cas de nouvelle égalité, le joueur avec le meilleur départage à la fin du tournoi (Buchholz, performance Elo ou autre) sera désigné vainqueur. Le recours aux blitz de départage sera prohibé car cette cadence de jeu est trop différente de la cadence cible de la compétition.
Le système proposé permet aux joueurs appartenant à l’élite mondiale de tenter leur chance plusieurs fois, limitant les aléas d’une mauvaise performance ponctuelle. Il privilégie les confrontations sur l’échiquier en cadence classique. Il devrait favoriser les joueurs entreprenants car se contenter de neutraliser ses adversaires est insuffisant pour briller dans un tournoi au système suisse. Ces tournois de qualification qui seront certainement passionnants à suivre devraient allécher les organisateurs.
Ce système qui limite le mélange des cadences de jeu a l’avantage de la clarté et préserve l’équité sportive.
La simplicité n’est-elle pas la sophistication suprême comme l’affirmait en son temps Léonard de Vinci ?
jeudi 2 janvier 2020
En empruntant le titre de la traduction française d’une œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche, nous allons nous intéresser à un évènement qui, bien que mineur, a excité le petit monde des échecs. En cette fin d’année 2019, Magnus Carlsen a étoffé son palmarès de deux nouveaux titres de champion du monde (en partie rapide et en blitz). Il affirme ainsi sa domination à toutes les cadences jouées sur un échiquier. Seul le titre de champion du monde de Fischer Random Chess lui a échappé cette année.
Mais je n’écris pas ici pour vanter les mérites évidents de joueur d’échecs du Norvégien mais pour relater la partie qui l’a opposée à Alireza Firouzja, jeune iranien de 16 ans, lors de la 19ème ronde du tournoi de blitz. Celui-ci a démontré l’étendue de son potentiel en décrochant la seconde place du tournoi de parties rapides. Beaucoup voient en lui un candidat susceptible de détrôner le champion du monde en titre dans les années à venir.
Subissant la pression de son adversaire, Carlsen a perdu un pion, puis deux. La nervosité des deux adversaires est évidente lorsqu’on visionne la partie (disponible au moment ou j’écris ces lignes sur youtube). Reconnu pour ses qualités de défenseur, le Norvégien provoque une finale de Fous de couleurs opposées réputée pour accroître ses chances de sauver la partie. Pressé par le temps, son jeune adversaire laisse échapper le gain et malgré trois pions de plus ne peut forcer la forteresse habilement érigée.
C’est à ce moment que l’incident survint. Renversant malencontreusement son Roi, Firouzja perd un temps précieux pour le repositionner et sa pendule indique qu’il a dépassé le temps de réflexion. Il laisse ainsi échapper l’occasion d’accrocher le scalp du champion à sa ceinture.
Comme chacun sait, il n’est pas possible de mater avec Roi et Fou contre Roi. Mais il est possible de mater avec Roi et Fou contre Roi et Fou à condition que ceux-ci soient de couleurs opposées.
Il est amusant de chercher le mat aidé le plus court pour atteindre l’hypothétique position de mat qui aurait pu résulter de la partie si celle-ci s’était poursuivie.
Tout ceci est absurde, me direz-vous, à juste titre.
La logique aurait voulu que la partie soit déclarée nulle car le matériel entre les mains des noirs n’est pas suffisant pour mater sans l’aide très complaisante de son adversaire. Mais, les arbitres ont décidé d’appliquer le règlement à la lettre en désignant Magnus Carlsen vainqueur de la partie sous les yeux ébahis de son jeune adversaire.
Lorsqu’il s’agit de jouer avec les règles, les joueurs d’échecs ne sont pas inférieurs au commun des mortels. Firouzja porta habilement réclamation pour avoir été gêné par son adversaire pendant la partie. En effet, la mimique de Carlsen fut vive lorsqu’il pris conscience de l’étourderie qui lui coûta du matériel. La pression sur les arbitres tournera à l’avantage de Carlsen, puisque la réclamation de Firouzja sera rejetée. Décision logique de mon point de vue mais il aurait pu en être autrement car tout est affaire d’interprétation.
De telles controverses sont monnaies courantes dans les tournois de blitz mais elles ternissent l’image des échecs lorsqu’elles se produisent au plus haut niveau. Celle-ci aurait pu être facilement évitée si le champion du monde n’avait pas accepté le point offert par l’application d’un règlement absurde. Même s’il est difficile de faire preuve d’élégance dans le feu de l’action, c’est de la responsabilité d’un champion du monde d’assumer ce type de décision. Il serait sorti grandi de la confrontation.
Le compétiteur n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de l’homme, mais celui-ci est faillible, nous le savons tous.
Il est évident que le règlement dans ce type de position doit être modifié. Lorsque le matériel restant ne permet plus de mater sans l’aide de son adversaire, l’arbitre peut simplement demander au joueur de démontrer de façon convaincante sa méthode de gain. Au risque de paraître ridicule, il sera contraint d’accepter le partage du point au grand bénéfice de tous.
Humain, trop humain, vous dis-je !
mardi 24 décembre 2019
La dernière étape de la série de tournois du Grand Prix Fide qui s’est déroulée à Jérusalem a livré son verdict. Sept participants qualifiés pour le tournoi des candidats qui aura lieu dans la ville sibérienne de Ekaterinbourg sont connus. Le vainqueur sera désigné challenger du champion du monde en titre. Le choix du huitième participant est un privilège de l’organisateur de l’évènement. Fort heureusement, la Fédération Internationale a imposé quelques règles pour éviter une sélection trop farfelue. Au moment ou j’écris ces lignes le choix de l’heureux élu n’est pas encore connu mais des rumeurs persistantes circulent.
Le dialogue retranscrit ci-dessous entre un amateur d’échecs anonyme et Andrey Filatov (en photo), richissime homme d’affaire, académicien honoraire de l’académie russe des arts et, accessoirement président de la fédération russe des échecs, est imaginaire :
– Bonjour, monsieur Filatov, j’admire beaucoup votre parcours personnel.
– Merci mon brave.
– Je n’aimerais pas être à votre place en tant qu’hôte du prochain tournoi des candidats.
– Mais pourquoi donc ?
– Vous avez la lourde responsabilité du choix du huitième participant, l’invité de l’organisateur, celui qui n’est pas parvenu à se qualifier en combattant sur l’échiquier.
– En tant que pays organisateur, nous souhaitons qu’au moins un des participants soit russe.
– Je comprends, c’est important pour médiatiser l’évènement dans le pays. Mais il peut devenir le futur champion du monde !
– Il n’est pas question de cela, l’important c’est que le huitième candidat soit russe !
– Cela n’a aucun sens puisque deux Russes, Alexander Grischuk et Ian Nepomniatchi, se sont déjà brillamment qualifiés.
– Oui, enfin … peut être, mais plus il y a de Russes plus on rit.
– On dit plutôt “de fous”, mais si c’est pour rire, l’argument pèse lourd. A qui pensez-vous ?
– On a un petit jeune, pas mauvais du tout, vous m’en direz des nouvelles.
– Comment se nomme cette perle rare ?
– Kirill Alekseenko !
– Il n’est pas encore très connu.
– Je sais, il a encore beaucoup à apprendre. Il est un peu plus âgé et pas aussi bon que Vladislav Artemiev mais il a brillé avec l’équipe de Russie. Il vient tout juste de franchir la barre des 2700 points elo.
– Je m’aperçois qu’il n’est que le 10ème joueur russe !
– J’aurais préféré convaincre Vladimir Kramnik de sortir de sa retraite ou désigner l’ancien challenger Sergey Karjakin, mais il y avait aussi Nikita Vitiugov, Peter Svidler ou Dmitry Andreikin. Mais faute de mieux…
– Ils me semblent tous plus crédibles pour porter le costume de candidat.
– Je l’avoue mais Kirill est le seul à respecter un des critères de la Fide.
– Ah bon, et lequel s’il vous plait ?
– Celui du tournoi de l’Isle de Man.
– Je croyais que le chinois Wang Hao avait gagné devant l’américain Fabiano Caruana.
– Mais Kirill a terminé troisième !
– Et alors ?
– Comme Fabiano est protégé par son statut d’ancien challenger et de 2ème joueur mondial, il est qualifié d’office. C’est donc Kirill qui est éligible.
– Mouais, c’est un peu tiré par les cheveux, d’autant plus qu’il n’est troisième que grâce à un meilleur départage dans un groupe de six joueurs, non ?
– Je vous arrête immédiatement, Kirill n’est peut-être que le 37ème joueur mondial mais à 22 ans sa marge de progression est grande.
– N’est-il pas préférable de faire ses preuves avant le tournoi des candidats plutôt que pendant ?
– Bien sûr, mais le chemin est long, difficile et semé d’embûches. On ne va pas se priver de lui faire brûler quelques étapes. Donnons leur chance aux jeunes, que diable !
– Beaucoup s’attendaient au choix évident de Maxime Vachier-Lagrave, 4ème joueur mondial, qui coche trois des quatre critères de sélection imposés par la fédération internationale. Il est de plus un des rares à avoir battu le champion en titre au cours d’un match lors de la phase finale du Grand Chess Tour. Voilà un candidat crédible !
– Vous êtes bien informé. Tout cela, je le sais aussi. S’il parlait russe, s’installait à Moscou et épousait une Russe comme l’a fait Joël Lautier, je pourrais reconsidérer la question. Mais là, je suis coincé, Maxime n’est pas russe.
– Ne peut-on craindre une entente entre les trois Russes comme certains soviétiques l’ont fait à Curaçao en 1962 pour évincer l’américain Bobby Fischer.
– Vous connaissez bien l’histoire peu glorieuse des échecs, mais je vous garantis que les temps ont changé.
– N’y aurait-il pas des relents nationalistes dans votre choix ?
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Le huitième candidat sera russe ou ne sera pas !
– Bon, après tout, si ce n’est que pour rire, il ne me reste qu’à souhaiter bon courage à Kirill. C’est une opportunité inespérée pour lui d’ajouter son nom à la prestigieuse lignée des légendes soviétiques et russes depuis Alekhine jusqu’à Kasparov.
– Ne parlez pas de malheur. Il participera uniquement pour s’aguerrir au contact des meilleurs.
– Sur un malentendu, le pire n’est pas impossible. Dans le passé d’autres seconds couteaux ont profité du système et sont parvenus à décrocher la timbale. Cela n’a fait qu’accroître la confusion dans le monde des échecs.
– J’en ai assez entendu, au plaisir de ne pas vous revoir, monsieur.
– Gens una sumus, monsieur Filatov.
Bien évidemment, tout ceci n’est que pure fiction et que le meilleur gagne. Enfin, je l’espère…
dimanche 8 septembre 2019
En ce mois de juillet caniculaire, un homme à la barbe et aux cheveux grisonnants participe au modeste tournoi d’échecs de Strasbourg, qui réunit des joueurs, pour la plupart de simples amateurs, qui partagent leur passion pendant quelques jours. Le premier prix de 1000€ ne mérite le déplacement d’un joueur professionnel que s’il est certain de l’empocher.
Cet homme qui approche maintenant de la soixantaine écume les tournois de ce type depuis de nombreuses années. Il se souvient d’avoir été formé dans les écoles d’échecs soviétiques et d’avoir obtenu le titre de Maître des Sports de l’URSS. Depuis l’effondrement du monde communiste, il parcourt le monde pour exercer son talent de joueur et d’entraîneur d’échecs. Il sait depuis longtemps qu’il ne peut pas rivaliser avec les joueurs de l’élite, ceux qui bénéficient d’invitations dans les tournois prestigieux et richement dotés mais il peut se vanter d‘avoir décroché le titre convoité de Grand-Maître International il y a près de 30 ans, d’avoir contribué par ses conseils à la progression de jeunes joueurs et d’avoir entraîné diverses équipes nationales sur plusieurs continents. Il a aussi très souvent joué par équipe, il est apprécié par ses partenaires non seulement pour son talent échiquéen mais aussi pour sa disponibilité et sa gentillesse. Si sa carrière n’a pas connu de grand coup d’éclat, elle a été riche de victoires dans des tournois mineurs et surtout de rencontres humaines.
Mais aujourd’hui, sa santé est déclinante, il souffre d’une maladie qui le ronge depuis plusieurs années. Il doit souvent se rendre aux toilettes pendant les parties. Il supporte moins bien la fatigue accumulée par la succession des parties qu’il y a quelques années.
Il sait aussi que la hausse surprenante de son classement depuis deux ans suscite des interrogations, voire des suspicions, parmi ses pairs. A l’âge ou la plupart déclinent inexorablement, il est parvenu à se hisser parmi les meilleurs, tutoyant la barre mythique des 2700 points.
Peu nombreux sont ceux qui associent cette spectaculaire progression à son investissement tardif dans l’étude des ouvertures ou à l’accumulation de points en réalisant des cartons pleins dans des tournois de secondes zones face à des joueurs plus faibles. Ils savent bien que nul n’est infaillible. Les joueurs de l’élite qui se risquent dans les opens peuvent en témoigner.
Ce jour de juillet, la troisième ronde du tournoi alsacien est en cours. Comme à son habitude, l’homme à la chevelure grisonnante se dirige vers les toilettes. Il est suivi, surveillé, traqué, il ne se doute de rien. Il ne sait pas encore que les instants à venir seront déterminants pour la suite de sa carrière, de sa vie peut-être.
Il s’assoit sur la lunette des WC. Il n’a nul besoin d’assouvir un besoin naturel, il consulte son téléphone portable. Une photographie est prise à son insu. Ce procédé qui viole son intimité manque d’élégance, peut-être est-il répréhensible mais il rend vaine toute tentative de dénégation. La suspicion de triche est avérée.
Face aux organisateurs, il n’a d’autre choix que d’admettre la triste réalité des faits.
Il quitte honteusement le tournoi en s’excusant auprès de ces personnes qu’il côtoie depuis de si nombreuses années, des passionnés d’échecs comme il l’a été et peut-être l’est-il encore. Son départ ne manque pas d’élégance, il ne lui reste que cela. En quittant la salle, il sait qu’à l’époque des réseaux sociaux l’opprobre sera planétaire et que la sanction sera sévère. Sans doute vient-il de jouer la dernière partie officielle de sa carrière. A cet instant, le poids des ans l’accable.
Cette histoire romancée pourrait n’être qu’une fiction mais elle évoque la tragique chute du Grand-Maître tchèque d’origine lettone Igors Rausis.
Comme beaucoup, j’avais été surpris par son ascension spectaculaire dans la hiérarchie mondiale après de nombreuses années de stagnation. Une telle progression paraissait improbable à un âge (58 ans) ou les champions quinquagénaires montrent des signes de déclins : Boris Guelfand et Vassily Ivantchuk sont descendus sous la barre des 2700 points Elo alors que Nigel Short et Evgeny Bareev ne sont même plus parmi les 100 meilleurs mondiaux. Seuls ceux qui ont prématurément mis un terme à leur carrière, ont évité cette inéluctable érosion.
La révélation de la triche lors du tournoi de Strasbourg ne m’a pas surpris mais les motivations profondes de ce joueur qui était jusqu’alors exemplaire m’échappent encore.
Est-ce la constatation du déclin de son niveau de jeu, la difficulté croissante à supporter la tension nerveuse de la compétition, la volonté de s’assurer des revenus stables en éliminant l’incertitude du résultat sportif, est-ce un manque de discernement lié à la maladie, à un état dépressif ?
Seul Igors Rausis peut apporter, s’il le souhaite, des éléments de réponse à ces interrogations comme il l’a partiellement fait dans un entretien publié sur le site de Chessbase.
J’ai côtoyé Igors Rausis au début des années 1990, à une époque où je pratiquais assidûment les échecs en compétition. De la même génération (il n’a que trois ans de plus que moi), nous ne nous sommes rencontrés sur l’échiquier qu’une seule fois peu de temps avant que le titre de Grand-Maître International ne lui soit décerné. Son classement oscillait alors autour de la barre des 2500 points Elo. La partie qui nous a opposée est loin de faire ma fierté car les erreurs commises y sont nombreuses mais j’avais annulé contre un adversaire supposé nettement plus fort.
samedi 8 juin 2019
Le champion du monde Magnus Carlsen esquisse un sourire au moment de son abandon face à Maxime Vachier-Lagrave lors du tournoi de blitz d’ouverture de l’Altibox Norway Chess Tournament (photographie de Lennart Ootes). Avec un demi point de retard à l’entame de la dernière ronde, le Norvégien se devait de gagner. Il prit tous les risques en sacrifiant un pion pour l’initiative mais la défense précise de son adversaire vint à bout de ses ambitions. Le tournoi de blitz s’est donc achevé par la victoire éclatante du Français sur les terres du champion du monde. Terminant avec 7,5 points sur 9, il devance plusieurs des meilleurs joueurs mondiaux.
Après deux victoires à la cadence éclair sur Carlsen lors du Grand Chess Tour à Abidjan, il récidive en faisant à nouveau chuter le n°1 de la discipline. Il lui ravit ainsi la première place de la hiérarchie mondiale avec un classement avoisinant 2948 points elo.
Grand compétiteur, le champion norvégien qui dominait jusqu’à présent les trois principales cadences de jeu (classique, rapide et blitz) aura certainement à coeur de reconquérir sa place de leader mondial. Mais ne boudons pas notre plaisir de voir les échecs français au plus haut et félicitons Maxime pour cette exceptionnelle performance qui renforce sa confiance pour le prochain cycle de qualification au titre mondial en cadence classique.
mercredi 20 mars 2019
Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre parler des échecs au journal de 13 heures de France 2. Evidemment, il ne s’agissait ni d’encenser les exploits des meilleurs joueurs mondiaux, ni de couvrir un prestigieux tournoi international dans lequel les joueurs français seraient à l’honneur mais de relater l’histoire de Tanitoluwa Adewumi, un jeune joueur de 8 ans, présenté comme le nouveau prodige des échecs.
francetvinfo présente Tani de la façon suivante : “À seulement 8 ans, Tani Adewumi vient d’être sacré champion de l’État de New York (États-Unis) alors qu’il y a un peu plus d’un an, il ne connaissait même pas les échecs”.
Une telle précocité m’a d’autant plus stupéfié que je n’avais jamais entendu parlé de ce prodige. Bien sûr, l’État de New York, ce n’est pas les Etats-Unis, mais quelques très forts joueurs devaient être présents, des Grands Maîtres sans doute. Tout le monde se souvient du génial Bobby Fischer gagnant en son temps le championnat des Etats-Unis à seulement 14 ans. Mais une telle performance à 8 ans, est-ce possible ?
Evidemment, le monde connecté d’aujourd’hui permet de recouper les informations. Je me suis donc renseigné sur la toile pour résumer brièvement l’histoire de cet enfant :
Tanitoluwa Adewumi (8 ans), son grand frère et ses parents sont des réfugiés (des migrants dit-on aujourd’hui). En 2017, ils fuient le nord du Nigeria par crainte des exactions contre les chrétiens du mouvement d’idéologie salafiste djihadiste Boko Haram. Ils rejoignent les États-Unis ou ils vivent dans un foyer pour sans-abris à Manhattan. C’est à l’école du quartier que Tani (un diminutif plus facile à prononcer) a découvert les échecs. Etonné par le potentiel du jeune garçon, l’établissement lui fait grâce des droits d’inscription au cours d’échecs. Après seulement un an de pratique, il enchaîne les victoires et remporte brillamment le championnat des écoliers de l’État de New York surclassant les élèves des élitistes écoles privés. Son classement de l’USCF est de 1587. Les lecteurs du New York Times, émus par l’histoire de cette famille et le mérite du jeune garçon, créent une cagnotte qui a déjà dépassée 163 000 euros sur le site Gofundme.
Tous les ingrédients de l’histoire sensationnelle sont réunis pour accrocher les médias et émouvoir les foules : l’enfant prodige, la misère, le terrorisme, l’exil, l’argent, le nécessiteux qui dame le pion aux nantis et le mythe du self-made man du rêve américain.
Entendons nous bien, il ne s’agit pas ici de dénigrer les qualités de ce garçon qui sont certainement remarquables compte tenu de son jeune âge mais de critiquer le traitement de l’information par certains grands médias français.
Confondre le championnat des écoliers de l’État de New York avec le championnat de l’État de New York ne fait qu’enjoliver une histoire familiale qui n’a aucunement besoin de ce coup de pouce pour interpeller le citoyen. Il est à noter que le très sérieux New York Times qui semble à l’origine de l’information a bien précisé que Tani n’avait gagné le titre que dans sa catégorie d’âge.
Il est dommage de n’entendre parler des échecs dans les grands médias que pour présenter un nouveau prodige qui tombera vite dans l’oubli médiatique alors qu’il sera réellement devenu un fort joueur.
Je souhaite que ce jeune garçon réalise son rêve de surpasser en précocité les meilleurs et d’atteindre l’Olympe des échecs. Mais il lui reste un long et difficile chemin à parcourir. Espérons que les médias généralistes s’intéresseront encore à son histoire s’il y parvient.
samedi 3 mars 2019
La connaissance des finales est un atout pour le joueur d’échecs de compétition. L’époque des ajournements qui permettaient d’analyser les fins de parties en profondeur est révolue depuis bien longtemps. La maîtrise des finales est d’autant plus importante que les décisions doivent être prises devant l’échiquier sans l’aide de bases de données, de livres de référence ou de secondant. La connaissance de la théorie des finales permet de faire l’économie de calculs aléatoires à la fin d’une longue partie mais aussi de décider de la transition d’une finale complexe en une finale théorique à l’issue parfaitement maîtrisée. Les exemples les plus fréquents concernent les finales de Tour et pions qui peuvent se simplifier en finales théoriques facilement annulables.
La partie entre le néerlandais Anish Giri et l’américain Sam Shankland a offert un étrange spectacle lors de la onzième ronde du prestigieux tournoi Tata Steel qui s’est déroulé en ce début d’année à Wijk aan Zee aux Pays-Bas. Lorsque j’ai pris connaissance de l’évolution de cette partie sur le web, Giri dominait les débats dans une finale de Fou et pions contre Cavalier et pions. Le Cavalier de l’américain semblait en mauvaise posture mais sa capture nécessitait d’éloigner le Roi adverse du coeur de l’action. Il n’était pas très difficile de conclure que la poussée du pion de Giri en b6 anéantissait ses chances de gains car une position théorique bien connue pouvait être aisément atteinte par son adversaire. Il me semblait que le néerlandais devait explorer une autre voie pour tenter de faire plier son adversaire.
Ce n’est que le lendemain que j’ai pris connaissance de la suite de la partie. Ne trouvant aucun moyen pour vaincre son adversaire, Giri s’est résolu à pousser le pion en b6 provoquant l’abandon immédiat et inattendu de Shankland.
Les exemples d’abandon dans une position nulle voire même gagnante sont nombreux mais demeurent rares à ce niveau de jeu. Sam Shankland a connu une forte progression en 2018, année pendant laquelle il s’est installé dans le club fermé des joueurs à plus de 2700 points Elo. Au moment de la partie, il occupait la 27ème place du classement mondial.
Son erreur de jugement est peut-être due à une simple étourderie causée par la fatigue. Il s’est peut-être convaincu de la perte inéluctable après une longue défense contre un adversaire redoutable (Giri est 5ème joueur mondial). Ce blocage psychologique a pu occulter la reconnaissance du caractère théorique d’une position que l’on retrouve dans les bons livres de finales. Nous pouvons citer par exemple “Fundamental Chess Endings” de Karsten Müller et Frank Lamprecht publié aux éditions Gambit.
La méconnaissance de cette position de nulle en finale de Fou et pion contre Roi serait une explication plus embarrassante pour le champion américain. Dans ce cas, il a fait preuve de sérieuses lacunes dans sa préparation. Beaucoup de joueurs consacrent la majeure partie de leur préparation aux ouvertures, négligeant l’étude de finales pratiques et théoriques. Ils auraient certainement beaucoup à gagner en y consacrant plus de temps et en révisant régulièrement leurs classiques.
L’américain fit preuve d’une grande force de caractère après cette cruelle défaite et gagna les deux parties suivantes. Lors de la dernière ronde, il fût même le dernier joueur à vaincre Vladimir Kramnik avant l’annonce de la retraite de l’ancien champion du monde à seulement 42 ans.
_jeudi 3 janvier 2019 _
La publication du classement Elo de la Fédération internationale des échecs en ce début d’année 2019 me donne l’occasion d’examiner la position de la France dans le concert des nations. Notre pays est actuellement à la septième place mondiale si l’on considère le classement des dix meilleurs joueurs. Occupant la quatrième place en 2016, nous sommes largement distancés par les grands pays dominateurs que sont la Russie, la Chine et les USA, mais désormais dépassés par l’Azerbaïdjan, l’Ukraine et l’Inde, et talonnés par l’Arménie et la Hongrie. Cette rétrogradation est due à l’érosion du classement de certains joueurs phares (Maxime Vachier-Lagrave, Etienne Bacrot et Laurent Fressinet), à l’inactivité de Vladislav Tkachiev et au manque de renouvellement de notre élite malgré les progressions de Yannick Gozzoli, Jules Moussard et Maxime Lagarde.
Je me suis donc intéressé de plus près au classement des meilleurs juniors mondiaux pour tenter de détecter l’émergence de nouveaux talents.
Sur les 101 meilleurs juniors, nous pouvons compter onze Russes et Indiens, huit Chinois et Etats-uniens, six Iraniens, cinq Uzbeks, quatre Allemands et Italiens, trois Ukrainiens, Cubains, Arméniens, Roumains et Serbes, etc … et aucun Français. La septième nation mondiale ne compte donc aucun représentant parmi les 101 meilleurs juniors de la planète.
Ce constat confirme les prestations en demi-teinte des jeunes français dans les grandes compétitions internationales et n’augure pas des heures très florissantes pour l’élite des échecs dans notre pays.
Pourtant, l’enseignement des échecs est présent dans beaucoup d’établissements scolaires avec un certain soutien de l’Etat comme en témoigne le message adressé par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, aux 1600 participants au championnat de France d’échecs des jeunes en 2018 : “Je suis comme vous un grand amateur du jeu d’échecs, je pense que cela donne bien des bienfaits dans la vie, c’est pourquoi qu’en tant que ministre de l’Éducation, de la jeunesse et de la vie associative, j’encourage le jeu d’échecs partout, y compris à l’école, car nous connaissons tous ses vertus, ce sont les vertus que vous allez expérimenter lors de ces championnats : le sens de la stratégie, de la concentration, le respect de l’adversaire, à la fois des compétences intellectuelles et des valeurs”. La vidéo de cette intervention est accessible sur youtube.
Cette action d’initiation qui s’adresse au plus grand nombre est évidemment louable mais ne semble pas produire un effet significatif sur le renouvellement de notre élite.
Plusieurs causes peuvent expliquer ce phénomène :
Les causes sont certainement multiples mais la fédération française devra tenter de résoudre cette question pour maintenir la France au plus haut niveau de la hiérarchie mondiale.
_lundi 29 octobre 2018_
La forte médiatisation des échecs en Norvège à la suite de l’émergence de l’actuel champion du monde Magnus Carlsen a permis l’avènement d’un tournoi, l’Altibox Norway Chess, qui réunit chaque année quelques uns des meilleurs joueurs mondiaux. L’édition 2019 annonce un changement radical dans les cadences de jeu et le système de décompte des points. Jean-Michel Péchiné dans le numéro du mois de novembre du magazine Europe Echecs résume l’information sous le titre “Norway Chess contre les nulles”.
Cette évolution se fonde sur la croyance que les parties nulles sont nuisibles au développement médiatique des échecs par l’incommensurable ennui qu’elles causent au spectateur potentiel. Cette opinion est au demeurant fort contestable puisque le sport le plus médiatisé, le football, s’accommode fort bien du match nul lorsque l’élimination directe n’est pas l’objectif de la rencontre.
Afin d’accroître l’excitation des spectateurs et la pression sur les joueurs d’échecs, les parties se joueront en cadence lente jusqu’au KO (2 heures par joueur pour toute la partie). L’objectif des organisateurs est de provoquer de dramatiques crises de temps (zeitnot). La perte au temps qui avait quasiment disparue depuis l’adoption des incréments de temps redevient une issue plausible de la partie.
L’heureux vainqueur empochera 2 points, le malheureux perdant restera bredouille.
Mais, si après un âpre combat, la partie s’achève de façon indigne par la paix des braves, un blitz dit “Armageddon” sera joué. Le mont Armageddon est mentionné dans le Nouveau Testament comme le lieu symbolique du combat final entre le Bien et le Mal, en d’autres termes de la guerre ultime qui mettra fin à toutes les guerres !
Aux échecs, l’ambition est beaucoup plus modeste puisqu’un blitz Armageddon se limite à départager les ex-aequo à l’issue d’une seule partie où les Blancs disposent d’une minute de temps de réflexion de plus que les Noirs mais sont dans l’obligation de gagner. Comme le jeu d’échecs est à information parfaite contrairement au poker ou au bridge qui dissimulent une partie de l’information aux joueurs, un déficit d’une minute n’est pas un très grand désavantage car la réflexion se poursuit sur le temps adverse. Ce système semble avantager les noirs qui peuvent se contenter d’annuler la partie. L’attribution des couleurs qui nécessite l’utilisation d’un critère de départage préalable ou d’un tirage au sort est donc cruciale.
Personnellement, pour pimenter le système, j’aurais désigné le vainqueur après une compétition d’escalade sur la vertigineuse falaise Preikestolen ou une partie de baby-foot si la météo devenait trop capricieuse dans cette région du nord de l’Europe.
Mais qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, le chanceux sera crédité de 1,5 points alors que le malchanceux n’engrangera que 0,5 point. Le partage équitable du point de la partie nulle (1-1) se transforme en (1,5-0,5). Je n’ai pas employé à dessein le mot “vainqueur” puisque le blitz Armageddon peut lui-aussi s’achever par une partie nulle terriblement ennuyeuse.
Une question fondamentale me vient alors à l’esprit : faut-il toujours départager les ex-aequo ? Une tentative de réponse à ce sujet philosophique nous éloignerait de notre propos.
Les cadences lentes répondent à la richesse de ce jeu millénaire souvent décrit par les trois volets d’un triptyque : art, science et sport. Les cadences rapides, plus superficielles, exacerbent l’aspect sportif. Elles sont adaptées à une certaine médiatisation grâce à la réduction du temps de jeu mais doivent être utilisées avec prudence car le grand public perçoit les échecs comme un jeu de profonde réflexion. Abîmer cette image diluerait les échecs parmi une multitude d’autres jeux. Pour exemple, des amis sont restés perplexes quant à l’analogie avec une véritable partie d’échecs lorsqu’ils ont découvert l’existence de parties “bullet” (blitz ultra-rapide avec seulement 1 minute par joueur) basées sur la rapidité d’exécution. L’accélération à outrance de la cadence de jeu provoque des fautes grossières qui abîment l’admiration que nous avons pour les champions de notre discipline. Vous l’avez compris, je n’ai jamais été favorable au mélange des cadences lentes et rapides dans un même tournoi.
Le retour aux cadences KO est encore plus contestable que l’application d’un quelconque système de départage en blitz aussi imparfait soit-il.
Aujourd’hui, peu contestent l’utilisation des pendules électroniques et son corollaire : les cadences avec incrément de temps popularisées par l’ancien champion du monde Bobby Fischer. Les arbitres ont certainement poussé un soupir de soulagement; ils n’avaient plus la terrible responsabilité d’arbitrer une fin de partie rendue chaotique par la tentative désespérée d’un malpoli essayant de gagner au temps une partie qu’il avait perdue depuis longtemps sur l’échiquier. Mais de quel droit pouvons nous juger ce triste personnage respectant à la lettre les règles du jeu. Nous portons tous en nous un peu de cette volonté jusqu’au-boutiste de vaincre, vertu fondamentale du sport.
Ce qui était tolérable à l’époque des pendules mécaniques est devenu archaïque à l’heure de l’électronique. Terminer une partie de plusieurs heures en cadence lente par un zeitnot fatal est une aberration que les organisateurs de l’Altibox Norway Chess n’ont pas perçue.
Les organisateurs de tournois privés ont évidemment toute latitude pour imposer la cadence, le système de départage qui leur sied et pour inviter ceux qui se prêteront au jeu contre monnaie sonnante et trébuchante. Mais ils doivent garder à l’esprit que les échecs ne sont pas un combat de rue. Contrairement à l’expression usurpée, il n’y a jamais de sang sur l’échiquier. Ce combat de l’esprit oppose des conceptions abstraites issues de l’intelligence, de la détermination, de la concentration, de l’intuition et de l’endurance dont sont capables deux êtres humains.
Gardons à l’esprit le dicton d’origine grecque, traduit en latin par les mots antinomiques “Festina lente” et repris par Nicolas Boileau dans les célèbres vers de son “Art poétique” :
“Hâtez-vous lentement et sans perdre courage ;
Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage ;
Polissez-le sans cesse et le repolissez.”
C’est à ce prix que le jeu d’échecs conservera sa profondeur et son aura.
samedi 14 juillet 2018
Les finales de pions ne sont pas très fréquentes dans la pratique des Grand-Maîtres car leur caractère irréversible effraie les plus courageux. Elles sont difficiles à évaluer car elles nécessitent un calcul précis qu’il est difficile de conduire sans erreur au terme d’une longue partie. Si l’option est possible, la plupart des joueurs préfèrent conserver des pièces sur l’échiquier afin d’éviter les positions de zugzwang typiques des finales de pions.
Deux champions du monde ont pourtant effectué cette périlleuse transition en finale de pions lors du tournoi de Wijk aan Zee en 2016. Les blancs étaient pilotés par le champion du monde Magnus Carlsen opposé aux pièces noires de la tête de file des échecs féminins, la chinoise Hou Yifan. Alors qu’elle avait brillamment endigué toutes les tentatives de son adversaire, Hou Yifan s’est fourvoyée en acceptant la transition en finale de pions proposée par son adversaire. En permettant au Roi adverse de gagner de l’espace en s’infiltrant dans sa structure de pions, elle fût contrainte de capituler sans combat. Cette fin de partie instructive illustre les dangers d’une mauvaise évaluation de la transition vers ce type de finale ou la moindre erreur est fatale.
dimanche 1 avril 2018
La présence de Fabiano Caruana au tournoi Grenke Chess Classic seulement quelques jours après la fin du tournoi des candidats en a surpris beaucoup. La victoire brillante de l’américano-italien à Berlin prouve son excellent état de forme mais un long tournoi de quatorze rondes à fort enjeu est particulièrement éprouvant. D’aucun lui aurait conseillé d’éviter une confrontation aussi précoce avec son futur adversaire pour le titre mondial. Hasard du tirage au sort des appariements, l’affrontement entre les deux champions eut lieu dès la première ronde. Est-ce du à la fatigue de Caruana ou à la supériorité du champion du monde, toujours est-il que la partie fût nettement dominée avec les noirs par Magnus Carlsen jusqu’à la position du diagramme où le Norvégien laissa échapper le gain.
Une victoire de Carlsen aurait conforté son statut de favori pour la défense de sa couronne mondiale en lui donnant un ascendant psychologique certain sur son rival. Même si l’opiniâtreté de Caruana lui a permis de sauver cette partie bien mal engagée, le déroulement de la confrontation ne l’a certainement pas rassuré quant à ses chances pour la grande échéance du mois de novembre.
mardi 13 mars 2018
Levon Aronian est considéré, à juste titre, comme un des principaux favoris pour décrocher la place très convoitée de challenger au titre mondial détenu par le Norvégien Magnus Carlsen. Mais au moment où ces lignes sont écrites, le début du tournoi des candidats ne se déroule pas en faveur de l’Arménien et les bookmakers qui ont misés sur sa victoire finale sont certainement saisis de quelques doutes après sa piètre prestation lors de la troisième ronde face à l’ancien champion du monde Vladimir Kramnik.
En choisissant de débuter la partie par le pion Roi, début qu’il joue peu, Levon espérait déjouer la préparation de son adversaire. La variante de Berlin de la défense Espagnole, grande spécialité du Russe, apparut sur l’échiquier. L’affaiblissement du roque blanc après la poussée prématurée du pion h fût immédiatement exploitée par Kramnik qui exhiba une nouveauté tenue en réserve depuis quelques années. Le positionnement de la Tour en g8 avec l’idée de pousser le pion en g5 pour profiter du pion en blanc en h3 n’est certainement pas une idée révolutionnaire mais elle démontre une grande compréhension des finesses de la position. Bien que réputé pour la qualité de son jeu positionnel, Kramnik n’hésita pas à lancer une attaque virulente et démontra qu’il pouvait conduire avec brio une attaque directe sur le roque adverse. La faiblesse, inhabituelle à ce niveau, de la défense de son adversaire lui a certainement facilité la tâche mais ne retire rien au mérite de l’ancien champion du monde qui a tenu à conclure brillamment la partie.
Le tournoi des candidats n’en est qu’à ses prémices et la route est encore longue pour prétendre à la victoire mais Aronian devra se reconstruire mentalement. L’avenir nous dira si cette partie n’est qu’un accident de parcours ou l’indication d’une méforme plus durable du joueur Arménien. Après cette éclatante victoire avec les noirs, Kramnik prend la tête du tournoi et démontre ses grandes ambitions.
lundi 1 janvier 2018
Dans le dernier numéro de l’année 2017 du magazine New in Chess, Alejandro Ramirez a rendu compte du tournoi “Champions Showdown” qui s’est déroulé en automne au Saint-Louis Chess Club, haut lieu des manifestations échiquéennes étasuniennes. Cette compétition a permis à quelques uns des meilleurs joueurs du monde de s’affronter à différentes cadences rapides. Le coté spectaculaire a été renforcé par le choix de cadences KO, c’est à dire sans incrément de temps. Ces cadences me semblent totalement anachroniques à l’époque de l’utilisation des pendules électroniques mais la dramaturgie des affrontements en est décuplée et les rebondissements sont nombreux. Si l’objectif est de tenir les spectateurs en haleine au cours d’un véritable show diffusé sur le net, cette formule est intéressante. Les coups violents assénés sur les pendules ont d’ailleurs laissé quelques traces de sang, justifiant l’intitulé de l’article d’Alejandro “For fun & for blood” (que l’on peut librement traduire par “Pour s’amuser et pour faire couler le sang”).
Toute initiative visant à rendre les échecs spectaculaires et médiatiques est louable mais l’excitation du direct disparaît totalement lors de la transcription par l’écrit dans un magazine. New in Chess consacre quinze longues pages à ce tournoi dont plusieurs analyses de parties. Il est rare que des parties jouées en cadence rapide et a fortiori en blitz méritent d’être montrées dans leur intégralité, tout au plus quelques fragments sont dignes d’intérêt.
Mais que penser de la première partie évoquée dans l’article qui a opposée Hikaru Nakamura, grand spécialiste des cadences rapides, à Veselin Topalov, connu pour être un piètre compétiteur lorsque le jeu s’accélère.
Au moment de l’abandon, le sourire de Topalov face au visage fermé de Nakamura nous en dit long sur l’importance que chaque joueur accorde au résultat.
Même si ce dénouement tragicomique illustre le déroulement à sens unique du match de blitz entre Nakamura et Topalov, sa narration ne mérite pas de gaspiller du papier. Chaque jour, d’innombrables parties blitz s’achèvent de la sorte. Aucune ne mérite d’être publiée.
Le second exemple oppose Fabiano Caruana à Alexander Grischuk. Le joueur américain tenta d’éviter la défaite en se focalisant sur la pendule de son adversaire et parvint à vaincre sans gloire.
Tout ceci n’a aucun intérêt pour le lecteur.
Même si l’adage “ne jamais analyser un blitz” peut être parfois excessif, les éditeurs des magazines doivent s’interroger sur ce qui mérite d’être publié.
Pour conclure ce billet sur une note plus positive, je recommande vivement l’extraordinaire partie entre Bai Jinhi et Ding Liren analysée par le vainqueur dans ce même numéro de New in Chess. Une partie qui trouve vraiment sa place dans ce magazine de qualité.
samedi 4 novembre 2017
Un évènement est passé presque inaperçu du monde des échecs en ce début du mois de novembre 2017. Pour la première fois de l’histoire de notre sport, un Africain a franchi la barre mythique des 2700 points au classement Elo. Il s’agit du joueur égyptien Bassem Amin qui a ainsi atteint la 45ème place du classement mondial. A titre de comparaison, huit Africains originaires du Cameroun, du Senegal, de Côte d’Ivoire et du Mali sont présents parmi les 50 meilleurs joueurs dans le classement d’octobre 2017 de la Fédération Mondiale du Jeu de Dames.
Bassem n’est évidemment pas un inconnu puisqu’il a décroché le titre de Grand-Maître international en 2006 à seulement 18 ans et la médaille de bronze aux championnats du monde junior en 2008. Depuis, il a été plusieurs fois champion d’Afrique et du monde arabe. Il est désormais le leader de l’équipe d’Egypte qui participe régulièrement aux Olympiades. Ses apparitions en coupe du monde n’ont pas laissé un souvenir impérissable puisqu’il fût à chaque fois éliminé au premier ou au second tour. Mais en 2017, de remarquables résultats lui ont permis d’atteindre la barre symbolique qui définit désormais l’élite mondiale : ceux que l’on nomme parfois les “Super Grands-Maîtres” faute de titre plus officiel.
Sur ce vaste continent, si le jeu de Dames est dominé par l’Afrique noire francophone, les échecs sont depuis longtemps le domaine réservé des pays d’Afrique du nord. En 1993, le tunisien Slim Bouaziz est le premier à obtenir le titre de Grand-Maître après avoir représenté l’Afrique dans plusieurs tournois interzonaux, qualificatifs pour le championnat du monde. Ensuite, ce fût l’éclosion du talent du Grand-Maître marocain Hicham Hamdouchi, longtemps affilié à la fédération française et champion de France en 2013. Aujourd’hui, l’Egypte possède en Bassem Amin et Ahmed Adly, champion du monde junior en 2007, deux joueurs de classe internationale.
Le potentiel des échecs en Afrique est encore peu exploité. Selon Garry Kasparov, qui souhaite former un million d’enfants africains en cinq ans grâce au soutien de la “Kasparov Chess Foundation”, les échecs sont un moyen efficace et peu coûteux pour améliorer les compétences des élèves en termes d’analyse des informations, de prise de décisions et de confiance en soi.
dimanche 3 septembre 2017
Le retour d’une ancienne gloire à la compétition est un évènement non seulement pour les passionnés mais aussi pour le grand public. Ceci est vrai quel que soit le sport et les échecs ne font pas exception à la règle. Nombreux étaient les nostalgiques d’une époque que l’on croyait définitivement révolue à espérer un retour éblouissant du légendaire Garry Kasparov. L’immense champion avait mis un terme à sa carrière en 2005 à seulement 42 ans alors qu’il occupait encore la première place du classement mondial. Il ambitionnait alors de se lancer dans la politique russe pour devenir un des plus farouches opposants à Vladimir Poutine.
L’an passé, l’ancien champion du monde était sorti brièvement de sa retraite pour une apparition remarquée en affrontant trois des meilleurs mondiaux dans un tournoi de blitz. Son résultat, très honorable compte tenu du grand nombre de positions prometteuses gâchées, laissait poindre quelques espoirs d’un retour victorieux avec une meilleure préparation.
Cet année, le battage médiatique autour du retour de Kasparov fût d’une autre dimension puisque certains médias généralistes relayèrent l’information. Etait-ce un véritable retour dans l’arène, un nouvel essai pour se confronter aux meilleurs à une cadence moins rapide, un coup médiatique pour promouvoir les tournois du Grand Chess Tour sponsorisés par le mécène américain Rex Sinquefield ? Il est difficile de répondre aujourd’hui à la question.
A 54 ans, après douze ans d’inactivité, le pari de Kasparov était risqué mais l’homme est un amoureux des échecs qui ne s’est jamais vraiment éloigné du microcosme. Cette année, il affronta neuf des meilleurs joueurs mondiaux en cadence rapide puis en blitz.
Beaucoup auraient aimé voir renaître le phénix de ses cendres en surclassant ses jeunes adversaires comme à ses plus beaux jours mais le temps passe pour tous et il a bien fallu admettre que, même pour Kasparov, retrouver son meilleur niveau après une aussi longue absence au plus haut niveau est une tâche surhumaine.
Ma modeste expérience m’avait enseigné qu’un retour à la compétition est difficile. Après 14 ans d’interruption, j’avais repris le chemin des tournois en 2009. Le manque de pratique du jeu en condition stressante de tournoi engendre un manque de confiance qui conduit à trop calculer au lieu de jouer de façon plus intuitive. La fatigue s’installe, les erreurs surviennent conduisant à la perte de contrôle de positions avantageuses. Le manque de pragmatisme ne permet pas de choisir les coups qui vont le plus gêner l’adversaire. A cela s’ajoute une mauvaise gestion du temps du réflexion.
Kasparov me semble avoir été victime de ces syndromes. Son retard au temps dans la plupart des parties démontre un manque de confiance dans sa capacité à jouer rapidement des bons coups. Des avantages parfois écrasants ont été gâchés par manque de maîtrise dans la concrétisation.
Son score médiocre ne fût pas la résultante d’un faible niveau de jeu par rapport à ses adversaires. Au contraire, il a souvent été dominateur mais il n’a pu maintenir la pression jusqu’à la victoire laissant échapper de nombreux points.
Sa partie rapide contre le tchèque David Navara est certainement l’exemple le plus frappant de ses lacunes. Après avoir surclassé son adversaire en début de partie, il ne parvient pas à conclure proprement la partie et perd progressivement le contrôle avant de succomber à une petite pointe tactique.
Nous avons retrouvé le grand Kasparov lors de sa victoire en blitz contre le cubain Lenier Dominguez. Dans une ouverture qu’il affectionne depuis toujours, la défense Sicilienne Najdorf, il a dominé positionnellement son adversaire du début jusqu’à la fin. Un bel exemple du haut niveau de jeu qu’il est encore capable de produire.
Kasparov obtint son meilleur résultat le dernier jour du tournoi en terminant deuxième de la seconde journée de blitz. Corrigeant progressivement ses lacunes, il termina la journée avec 3 victoires, 5 nulles pour une seule défaite. Une journée supplémentaire lui aurait sans doute permis de progresser encore.
Au cours de l’interview qu’il donna à l’issue du tournoi, Kasparov exprima sa déception mais souligna sa joie de jouer et avoua qu’il avait mal supporté la tension nerveuse. Au cours d’une partie, certains joueurs semblent indifférents au résultat, au contraire de Kasparov qui s’implique émotionnellement comme le montrent ses multiples mimiques.
Malgré un résultat médiocre, il m’apparaît que Kasparov ne fût pas dépassé par la jeune génération sur le plan de la maîtrise du jeu mais plutôt sur le plan de sa pratique. A ce niveau de compétition, bien jouer ne suffit pas. Il faut faire preuve de pragmatisme pour tirer le maximum de chaque position car seul le résultat final compte.
Si, comme beaucoup l’espèrent, Kasparov décide de poursuivre l’aventure d’un retour à la compétition, il devra s’astreindre à un entraînement sérieux, à la fois échiquéen, physique et mental mais aussi participer à plusieurs tournois avant d’espérer devancer les meilleurs.
Souhaitons que ce retour (mais en était-ce vraiment un ?) en demi-teinte ne signe pas la retraite définitive de Kasparov. Le charisme et la notoriété d’un tel joueur (qui dépasse largement pour le grand public celle du champion du monde actuel Magnus Carlsen) apporterait beaucoup à la médiatisation de notre sport.
mercredi 31 mai 2017
La ville de Chartres a accueilli le championnat de France par équipe. La victoire du club de Clichy est presque un non-évènement puisque le club des Hauts-de-Seine rafle la mise pour la quinzième fois avec notamment cinq victoires sur les six dernières années. On pourrait penser qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le club d’Ile-de-France domine le Top 12 quand il compte dans ses rangs des joueurs et joueuses de la trempe du leader des échecs français et cinquième joueur mondial Maxime Vachier-Lagrave, du polonais Radoslaw Wojtaszek, des russes Dmitry Jakovenko et Pavel Tregubov, des néerlandais Loek Van Wely et Jorden Van Foreest, du numéro 3 français Laurent Fressinet et de l’ancienne championne du monde Alexandra Kosteniuk (pour ne citer que les plus réputés). Cependant, cette année la concurrence du club alsacien de Bischwiller fût d’autant plus rude que Maxime Vachier-Lagrave, retenu au Grand Prix de Moscou, n’a participé qu’à deux des onze rondes.
Même si ses apparitions n’ont été qu’épisodiques, Maxime nous a offert une élégante pointe tactique dans la partie qui l’a opposé au jeune Grand-Maître hongrois Benjamin Gledura défendant le premier échiquier du club de Mulhouse.
samedi 13 mai 2017
Alors que j’écoutais d’une oreille distraite les commentaires d’un tournoi d’échecs sur la toile, la commentatrice, GMF russe dont j’ai oublié le nom (qu’elle me pardonne, ou plutôt qu’elle me remercie de ne pas la citer en cette funeste occasion) annonça qu’un joueur d’échecs pouvait dépenser jusqu’à 2000 Cal pendant une partie de compétition. Avec un grand C, il s’agit de la grande calorie, unité de diététicien bien connue de celles et ceux qui surveillent leur ligne. Les thermiciens s’expriment plutôt en kilocalorie même si l’unité dérivée du système international est le Joule. Rappelons que la calorie correspond à la quantité d’énergie nécessaire pour élever la température d’un gramme d’eau liquide de 1°C.
Je fis donc part de cette information capitale à mes collègues de travail réunis autour de la machine à café. La féminine engeance envisagea d’abandonner sur le champ leur régime hypocalorique à base de concombres, de renoncer à l’épuisant cours de Zumba et d’oublier le pénible jogging dominical pour s’investir corps et âmes dans le jeu d’échecs. Affiner une silhouette en prévision de la saison estivale nécessite quelques sacrifices. Que ne ferait-on pas pour plaire sur les plages !
Ces nouvelles recrues auraient immédiatement grossi (euh, pardon, je voulais dire “enrichi”) les effectifs de la FFE si, soucieux de vérité scientifique, je ne les avais pas mises en garde contre une affirmation sans preuve tangible ni fondement clair. Une GMF russe d’échecs, aussi brillante soit-elle devant l’échiquier, est loin d’être une nutritionniste confirmée. Après tout, tellement de bêtises sont proférées sur bien des sujets ces temps-ci qu’il est inutile d’entretenir la confusion ambiante.
2000 kcal pendant une partie d’échecs, Waouh ! N’est-ce pas gigantesque ?
La dépense calorique quotidienne moyenne d’un homme sédentaire est estimée à 2100 kcal alors qu’elle n’est que de 1800 kcal pour une femme. De plus, fervent pratiquant de course à pied, je sais qu’une heure de jogging à bonne allure dissipe de 700 à 800 kcal (pour un coureur de 70 kg). Il est aussi utile de rappeler que le cerveau consomme jusqu’à 30 % de la dépense énergétique totale d’un être humain au repos. C’est le cas de la majeure partie des gens, même si pour certains le moteur manque parfois de carburant. Si vous ne comprenez pas l’allusion, l’hypoglycémie vous guette, avalez immédiatement un morceau de sucre !
Lors d’une partie d’échecs à fort enjeu, le travail du cerveau est intense et le stress, par ses effets physiologiques (augmentation de la tension artérielle, de la fréquence cardiaque, …) augmente significativement les dépenses énergétiques. Néanmoins, dépenser 2000 kcal au cours d’une partie, fut-ce une lutte intense de 5 heures, conduirait les joueurs à patauger dans une flaque de sueur. Comme sur les parquets de basket, nous pourrions imaginer des temps morts pendant lesquels des préposés viendraient éponger l’humidité sous les pieds des joueurs. Personne ne contesterait plus le statut de sport au jeu d’échecs !
Hélas, la réalité est toute autre. Selon le site Skeptics Stack Exchange, la dépense énergétique au cours d’une partie se limiterait à 130 kcal/h, ce qui représente tout de même 650 kcal au bout de 5 heures de jeu.
Nous pouvons en conclure que débuter les échecs dans l’espoir de se forger une silhouette de rêve à l’instar de l’ancienne championne du monde Alexandra Kosteniuk (photographie illustrant ce billet) provoquera de grandes désillusions. Mais il existe tellement d’autres bonnes raisons de s’adonner au plus noble des jeux.
dimanche 9 avril 2017
Le livre d’Emmanuel Neiman et Yochanan Afek intitulé “Invisible Chess Moves”, publié aux éditions New in Chess a été nommé “livre d’échecs de l’année” en 2011 par le site ChessCafe. Pour ceux que la langue de Shakespeare rebutent, sachez qu’une première édition de cet ouvrage est parue en français aux éditions Payot. La version anglaise a toutefois été améliorée et augmentée. Fût-ce longtemps après sa parution, il était de mon devoir d’examiner ce livre unanimement salué par la critique.
Chacun sait depuis l’avènement de nos compagnons de silicium que la lecture des livres d’échecs n’est plus essentielle à la progression du joueur de compétition. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes joueurs se contentent, souvent avec succès, d’utiliser les bases de données et les logiciels pour parfaire leur maîtrise du jeu.
Néanmoins, se plonger dans un bon livre d’échecs permet d’élargir sa culture échiquéenne et de mieux comprendre les mécanismes qui régissent ce jeu complexe. Il procure au lecteur le plaisir de découvrir, guidé par les commentaires avisés des auteurs, les ressources cachées et l’esthétisme de certaines conceptions.
Je suis rarement enthousiaste avec une monographie sur les ouvertures ou un livre de répertoire entre les mains. A contrario, les ouvrages abordant des sujets complexes relatifs au milieu de jeu, aux finales ou aux aspects psychologiques de la pratique en compétition attirent mon attention. “Invisible Chess Moves” fait partie de cette catégorie de livres qui aborde la difficulté de perception de certaines positions pour le joueur humain. Les mécanismes psychologiques qui conduisent à commettre des erreurs grossières m’ont toujours intrigué. L’être humain est faillible et l’atteinte de la perfection est illusoire mais le joueur d’échecs de compétition se doit de minimiser le risque de se tromper.
Neimann et Afek classent les coups difficiles à percevoir en différentes catégories. Parmi celles-ci, les coups en retrait, souvent occultés par le joueur humain, ont une place de choix.
Les exercices de la catégorie “blitz” du site Chess Tempo sont généralement des “petites combinaisons”. Ils ne sont donc pas très difficiles mais doivent être résolus avec célérité. J’ai été surpris de ne pas résoudre l’exercice suivant en un clin d’oeil. Les couleurs de l’exercice d’origine ont été inversées pour mieux illustrer mon propos.
Le fameux coup d’attaque basé sur le recul d’une pièce a encore fait une victime !
Un autre exemple tiré d’une de mes parties jouée pendant le tournoi de Vaujany en 2012 aurait pu trouver sa place dans “Invisible Chess Moves”. Après un début de tournoi intéressant (nulles avec les Maîtres Internationaux Christophe Philippe, Chi Minh NGuyen et Jean-Christophe Olivier), je m’étais incliné face au Maître International Roumain Ovidiu-Doru Foisor. A la septième ronde, à l’instar de mon adversaire, le Maître FIDE letton Toms Kantans, j’avais besoin de me replacer dans la course à la norme. Connaissant mal les subtilités de l’ouverture, je me suis précipité dans un guet-apens qui a fait chuter de nombreux très bons joueurs (et qui fera sans doute d’autres victimes dans le futur). Ce piège aboutit au gain de la Dame au centre de l’échiquier alors que celle-ci semble avoir une multitude de cases de fuite. Cet exemple illustre bien les coups difficiles à percevoir pour le joueur humain.
Mon adversaire m’avouera après la partie avoir gagné plusieurs parties de façon identique. Cette partie facilement gagnée le conduira vers la norme de Maître International.
Malgré le grand intérêt que présente “Invisible Chess Moves”, je me permets de formuler quelques critiques (mineures) :
Alerter le joueur d’échecs que certains coups peuvent être difficiles à envisager est très utile mais les conseils pratiques sur la façon de réduire ces aveuglements font défaut. La résolution régulière d’exercices de toute nature contribue à aiguiser la vision tactique. J’aurais apprécié que les auteurs évoquent une méthode d’entraînement adaptée.
L’excellent livre de Neiman et Afek met en lumière la difficulté de l’esprit humain à envisager des coups inhabituels, lorsqu’il est enfermé dans des schémas stéréotypés (pourtant utiles pour naviguer dans les positions complexes). Tout joueur de compétition doit en avoir conscience.
lundi 2 janvier 2017
La victoire de Vassily Ivanchuk lors des récents championnats du monde de parties rapides est de celles qui marquent les esprits des amateurs. A bientôt quarante-huit ans, l’Ukrainien est certainement un des joueurs les plus brillants que l’histoire des échecs ait connue. Il appartient à la génération qui a dominée les années 1990 et le début des années 2000 et qui s’est confrontée aux deux K (Karpov et Kasparov) au sommet de leur gloire. Si seul le talent échiquéen comptait, Ivanchuk aurait été champion du monde. Mais son instabilité psychologique l’a souvent trahie au moment du franchissement de la marche ultime.
Personnellement, j’ai le souvenir d’une prestation éblouissante qu’il réalisa lors d’une des dernières éditions du tournoi Melody Amber organisé à Nice par le mécène néerlandais Joop van Oosterom. C’était en 2010 ou en 2011. Ce jour là, les yeux dirigés vers le plafond ou fixant le premier rang de spectateurs, regardant sans voir, totalement absorbé dans la position qu’il analysait sans se préoccuper de l’échiquier, il avait sévèrement défait le jeune Magnus Carlsen en cadence rapide puis à l’aveugle.
Je me souviens aussi de ses allers-retours incessants entre l’ascenseur et la salle de jeu, hésitant à regagner sa chambre d’hôtel après une partie perdue, se murmurant des variantes, encore absorbé par la position ou il ne trouva pas le coup décisif. Il m’est apparu comme l’incarnation de la véritable dévotion aux échecs lorsque je l’ai croisé sur la promenade des Anglais accompagné de son secondant du moment, le relativement peu connu Grand-Maître mexicain Manuel León Hoyos, absorbé dans des pensées que l’on devinait connectées aux échecs, dans un monde qui lui est propre.
Une anecdote racontée par Joël Lautier dans une interview récente pour le site Chessbase a attiré mon attention car elle illustre l’immense respect que les meilleurs joueurs du monde ont pour le talent d’Ivanchuk :
“En 1992, Vishy (Anand) était à Moscou et Evgeny Bareev l’a invité à se joindre à nous pour une journée, à un de nos stages d’entraînement dans la banlieue de Moscou, dans les bois. Lorsque vous réunissez plusieurs Grand-Maîtres dans la même pièce, cela se termine souvent en une compétition de blitz, et cette fois ne fît pas exception. Vishy était dans une forme étincelante et nous a surclassé Evgeny et moi-même. Je n’étais pas un joueur de blitz moyen, ce fût à la fois un choc et une expérience douloureuse, que je me remémore encore aujourd’hui. Quand Vishy nous a vu démoralisés pendant le dîner qui a suivi, il nous a dit en souriant : “Ne vous en faites pas les gars, ce que je vous ai fait subir aujourd’hui en blitz, en temps normal, Chucky (Ivanchuk) me fait la même chose”. Ce qui est drôle, c’est que je ne crois pas qu’il plaisantait !” (traduction en français)
Mais Ivanchuk est bien plus qu’un joueur d’échecs professionnel, il aime jouer, il aime résoudre. Pour preuve, alors que, malgré son absence, l’équipe d’Ukraine brillait aux Olympiades d’échecs, il participait dans l’anonymat, en simple amateur, à un tournoi de Dames en Pologne. Tournoi que son modeste niveau dans cette discipline (1940 elo) ne lui permettait ni de gagner, ni même d’inquiéter les favoris.
Aujourd’hui, Ivanchuk est moins souvent sous les feux de la rampe. Son classement en partie classique ne lui permet pas d’être invité régulièrement dans les tournois privés les plus prestigieux. Mais à chaque fois qu’il est confronté aux meilleurs, il se rappelle au bon souvenir de ses jeunes adversaires. Lors du championnat du monde de parties rapides qui s’est tenu à Doha en cette fin d’année 2016, il a de fort belle manière fait mordre la poussière au champion du monde en titre Magnus Carlsen.
Impressionné, Garry Kasparov tweeta : “La dernière fois que Vassily Ivanchuk a gagné Linarès, c’était il y a 21 ans. La première fois qu’il a gagné, Magnus Carlsen n’était pas encore né.” (traduction en français)
samedi 10 décembre 2016
Chaque mois, le classement international est mis à jour par la Fédération Internationale des Echecs. Les listes successives publiées depuis quelques mois révèlent une lente rétrogradation de la France dans le classement mondial des nations. Notre pays, encore récemment classé à la quatrième place mondiale, pointe à la septième place en ce mois de décembre 2016. Il est précédé par la Russie, les Etats-Unis, la Chine, l’Ukraine, l’Inde et l’Azerbaïdjan, mais est désormais sérieusement talonné par l’Arménie et la Pologne.
Certes, Maxime Vachier-Lagrave, qui occupe une remarquable quatrième place mondiale, est un challenger potentiel pour le titre mondial. Mais, nos autres fers de lance, Etienne Bacrot (52ème) et Laurent Fressinet (73ème) sont en perte de vitesse. Le classement des deux trentenaires s’érode lentement alors que leur expérience est mondialement reconnue : Etienne a loué ses services comme entraîneur de l’équipe d’Azerbaïdjan aux dernières Olympiades et Laurent a une nouvelle fois secondé avec succès le champion du monde Magnus Carlsen.
Ce déclin national pourrait n’être que transitoire si de talentueux jeunes espoirs étaient prêts à prendre la relève de leurs aînés. Il n’en est rien. Le classement des cinquante meilleurs juniors masculins compte onze Russes, cinq Américains, cinq Allemands, quatre Indiens et quatre Chinois pour ne citer que les nationalités les plus représentées. Un simple coup d’oeil suffit pour remarquer la cruelle absence des juniors français. Nos plus sérieux espoirs ne reposent-ils que sur les épaules du cadet Bilel Bellahcene (en photo), 25ème mondial dans sa catégorie ?
La pratique de haut niveau serait-elle sur le déclin en France après quelques années fastes ?
Cette question devra être sérieusement abordée par la future équipe dirigeante de la Fédération Française des Echecs.
mercredi 2 novembre 2016
S’il n’a plus le lustre des championnats d’Union Soviétique d’antan, le championnat de Russie demeure un évènement majeur de l’actualité échiquéenne. Auparavant, compte tenu du quota de joueurs sélectionnés par nation pour les tournois des candidats, certains prétendaient même qu’il était plus difficile de devenir champion d’URSS que d’être champion du monde. Cette année, le championnat de Russie a été boudé par quelques grands noms (notamment par Kramnik et Karjakin) mais il demeure le championnat national le plus fort du monde.
Cette année, la finale de la 69ème édition a été accueillie par la ville sibérienne de Novosibirsk et s’est achevée par la victoire d’un des entraîneurs de l’équipe nationale féminine russe Alexander Riazantsev (31 ans). L’ancien élève de Mark Dvoretsky récemment disparu a décroché la timbale avec le modeste score de 7/11 (3 victoires et 8 nulles). Les favoris Alexander Grischuk, Evgeny Tomashevsky et Peter Svidler ont du se contenter des accessits, échouant à démontrer leur supériorité sur leurs adversaires. Aucun des quatre premiers n’a concédé une seule défaite et Dmitry Kokarev, 11ème et avant dernier, n’a perdu que deux parties. Le tournoi s’est distingué par un nombre inhabituel de 48 parties nulles sur 66 parties jouées. Les 3ème, 7ème et 9ème rondes se sont achevées sans résultat décisif. Il n’y eu pourtant pas pléthore de nulles rapides. Il semble simplement que personne n’ait souhaité prendre des risques inconsidérés pour forcer le destin.
Personnellement, les parties nulles ne m’offusquent pas car je considère qu’il s’agit du résultat naturel d’une partie correctement jouée de part et d’autre. Néanmoins, j’apprécie que les protagonistes s’engagent dans un véritable combat pour gagner. Deux joueurs de haut niveau ne souhaitant prendre aucun risque peuvent aisément se neutraliser sans véritablement se mettre en danger. Le partage du point sera alors obtenu sans saveur, ni pour les joueurs, ni pour le public d’amateurs.
Lors de l’ultime ronde, alors que plusieurs joueurs étaient en course pour le titre, la prudence n’était plus de mise : quatre parties furent décisives ! Alexander Grischuk crût un moment conquérir le titre au départage avant que Riazantsev ne terrasse son adversaire du jour.
La partie de la dernière ronde qui a opposé Jakovenko à Riazantsev alors que les deux joueurs pouvaient prétendre au titre en cas de victoire illustre la volonté de vaincre des deux joueurs.
samedi 17 septembre 2016
Le talent n’attend pas le nombre des années, deux jeunes joueurs ont produit un petit bijou lors de la 8ème ronde du championnat de l’état de Victoria au sud-est de l’Australie. Le joueur conduisant les blancs est Luis Chan (13 ans et 1953 Elo), son adversaire est Kris Chan (14 ans et 2166 Elo). La logique du classement Elo a été respectée, le plus fort a vaincu. Mais y-aurait-il un lien de parenté entre nos deux artistes de l’échiquier ? Bien sûr, ce sont deux frères.
Je suppose que l’extraordinaire position finale ne vous est pas étrangère. Vous l’avez reconnue, il s’agit de la célèbre combinaison finale de la partie opposant George Rotlewi à Akiba Rubinstein à Lodz en 1907. Pour ceux qui désirent profiter des commentaires éclairés d’un Grand-Maître d’exception, je conseille le livre récent de Boris Gelfand intitulé “Dynamic Decision Making in Chess” paru aux éditions Quality Chess. Le grand maître israélien rend hommage au grand Akiba en analysant cette partie en détail en ouverture de son livre.
Par manque de chance, les arbitres connaissaient aussi leurs classiques et nos deux faussaires ont écopé d’un zéro. C’est mal récompenser une partie qui aurait méritée un prix de beauté dans n’importe quel tournoi. Leur jeune age et leur culture échiquéenne a certainement suscité la relative clémence de leurs juges qui auraient pu prononcer une sentence plus sévère. Mais deux tricheurs aguerris souhaitant arranger le résultat d’une partie auraient certainement choisi une combinaison moins connue pour perpétrer leur forfait.
Souhaitons qu’à l’avenir, nos jeunes frangins des terres australes ne s’illustrent plus par leur manquement à l’éthique sportive mais s’inspirent de leur illustre aîné, le grand Akiba Rubinstein, par leur maîtrise du jeu positionnel et des finales de Tours.
dimanche 28 août 2016
Quelle que soit la discipline sportive, pour que le meilleur gagne, les règles de la compétition doivent limiter la part d’aléas (ou de chance) afin de favoriser l’expression du talent respectif des protagonistes. Ceci s’applique aux sports individuels comme aux sports collectifs. Ainsi, dans la plupart des sports, il est nécessaire de marquer de nombreux points ou de gagner plusieurs sets, manches ou matchs pour prétendre à la victoire. Aux échecs, le facteur chance joue un rôle mineur. Néanmoins, si un joueur amateur accroche parfois le scalp d’un champion, sur la durée d’un tournoi le meilleur joueur parvient à imposer sa supériorité.
Tout sportif essaie de limiter l’aléas par l’entraînement, qu’il soit physique, technique, psychologique, par l’élaboration de tactiques, par l’analyse du jeu adverse. Il s’entoure d’entraîneurs compétents, d’une équipe médicale, de nutritionnistes, de préparateurs mentaux. En d’autres termes, il essaie de ne rien laisser au hasard. L’incertitude du résultat qui séduit souvent le public n’est certainement pas du goût du compétiteur qui apprécie peu que ses efforts soient anéantis par l’imprévisible.
Pourtant, ce qui apparaît comme une évidence ne saute pas aux yeux de tous.
Comme beaucoup d’amateurs d’échecs, je m’intéresse aux autres disciplines sportives, soit en tant que pratiquant, soit en simple spectateur. Chaque sport a ses propres caractéristiques mais de nombreux parallèles sont possibles comme le démontre la fréquente référence faite au jeu d’échecs pour décrire la stratégie mise en place par les compétiteurs des différentes disciplines.
Un été riche en évènements fortement médiatisés m’a permis de porter un regard critique sur l’organisation des compétitions de plusieurs disciplines sportives et plus particulièrement sur la plus populaire de toutes : le football.
Ma passion pour le football a fortement décru au fil du temps. Adolescent, j’étais un fervent supporter mais, peu à peu, l’incohérence de certains résultats avec le spectacle auquel j’assistais m’a éloigné de ce sport. Le football est certainement le sport ou l’expression “contre le cours du jeu” est la plus fréquemment prononcée. En d’autres termes, les règles n’assurent pas toujours la victoire de la meilleure équipe. Je continue à suivre les matchs importants pour rester en phase avec ce phénomène culturel mais les règles de ce jeu et celles de certaines compétitions ont trop de faiblesses pour rendre cette discipline crédible d’un point de vue du résultat sportif.
Selon des statistiques parues début 2013, 30% des matchs se terminent sur le score de 0-0, 1-0 ou 1-1. Le dernier Euro n’a pas failli à la règle avec seulement 2,12 buts par match en tenant compte des buts marqués pendant les prolongations. Cette moyenne modeste a été pourtant rehaussée par les scores exceptionnels de deux matchs (5-2 et 3-3). Si dans les années 30 la moyenne était supérieure à 4 buts par match, le football demeure un sport à très faible score.
Dès les années 80, les instances internationales s’étaient inquiétées du faible nombre de buts. Certainement, plus par crainte de la désaffection du public que de la réduction de l’aléas sportif. Une réflexion avait été menée sur l’agrandissement des cages mais n’avait pas été appliquée. Seule la passe en retrait au gardien a été réformée mais n’a pas eu d’effet significatif sur le score des matchs. D’autres évolutions tardent à être mises en place comme l’exclusion temporaire ou l’arbitrage vidéo. La popularité du football ne cessant de croître, le conservatisme a prévalu et les règles ont peu évolué. Pourtant, d’autres sports populaires comme le rugby n’ont pas hésité pas à évoluer. Pourquoi modifier les règles d’un sport comme le football, certes imparfait, mais qui remue les foules et brasse des milliards d’Euros.
Un sport à faible score augmente fortement l’aléas car le moindre but revêt une importance capitale. La plus forte équipe ne parvient pas toujours à gagner le match car la difficulté à marquer un but nivelle les valeurs. L’équipe qui ouvre le score a les meilleures chances de vaincre. Les arbitres sont sous forte pression car le destin d’un match est suspendu à leur sifflet. Les surprises sont nombreuses dans les compétitions à élimination directe sur un seul match. Nous connaissons tous le parcours sympathique de modestes équipes composées d’amateurs en coupe de France. David terrassant Goliath est une image qui plait au grand public.
L’Euro, les coupes du Monde ou les jeux Olympiques sont basées sur un système de poules puis sur un système à élimination directe sur un seul match. Ces compétitions très aléatoires car utilisant un format inadapté à un sport à faible score n’ont pas souvent sacré la meilleure équipe. Le système avec match aller-retour utilisé en coupe d’Europe des clubs réduit un peu l’aléas sans toutefois l’éliminer. Seul un système dans lequel un grand nombre de matchs est joué peut limiter l’aléas d’un match perdu accidentellement. C’est fort heureusement le cas pour les championnats nationaux qui utilisent un système équivalent au système “toutes rondes” des échecs.
N’accordons pas une importance excessive aux résultats des compétitions à élimination directe sur un seul match car ce format est inadapté à un sport à faible score comme le football. Ces évènements à la dramaturgie calculée qui plaisent tant au grand public ne doivent être vus que sous l’angle du spectacle sportif. Evitons d’attribuer le titre de “champion” d’Europe ou du Monde au vainqueur de ce type de compétition, il ne peut s’agir que du vainqueur d’une simple coupe.
Aux échecs aussi, plusieurs parties sont nécessaires pour désigner de façon incontestable le meilleur joueur. Pourtant, les échecs ont connu les mêmes errances que le football.
Par le passé, la fédération internationale des échecs (FIDE) a tenté d’attribuer le titre de champion du monde avec un système à élimination directe basé sur un petit nombre de parties (2 parties à cadence lente, puis en cas d’égalité 2 parties en cadence rapide et, cas de nouvelle égalité, départage en blitz). Ce système a introduit un fort aléas car le moindre accident de parcours était souvent fatal. De plus, les cadences rapides favorisaient les erreurs grossières. La conséquence fût l’accession au titre suprême d’outsiders suffisamment éloignés de l’élite mondiale pour que la communauté s’en émeuve. Certains sports supportent de décerner le titre de champion du monde au vainqueur aléatoire de la compétition d’un jour. Fort heureusement, les amateurs d’échecs accordent une vrai valeur au titre de champion du monde.
Après plusieurs années d’errances, la FIDE est revenue à un système moins aléatoire pour décerner le titre mondial mixte (tournoi des candidats, puis match en 12 parties entre le challenger et le tenant du titre). Si on peut regretter que le système ne soit pas ouvert à un plus grand nombre de forts joueurs, la réduction de l’aléas a permis au norvégien Magnus Carlsen, incontestable n°1 mondial, de s’emparer du titre de champion du monde.
Le système à élimination directe perdure néanmoins sous la dénomination “coupe du monde”, appellation qu’il n’aurait jamais du abandonner.
Les parties nulles par consentement mutuel ont conduit à l’absence de combat entre adversaires peu belliqueux. Désormais, dans la plupart des tournois, un nombre de coups minimal est nécessaire avant qu’une proposition de partage du point soit possible. L’interdiction totale des parties nulles par consentement mutuel pourrait être une évolution naturelle des règles du jeu d’échecs. Une discipline sportive doit-être capable de vaincre les conservatismes pour adapter sa pratique aux évolutions du jeu.
Ce billet met en exergue une certaine vision du sport. Le sport spectacle a besoin d’aléas pour créer la dramaturgie qui plait au public au détriment de la cohérence du résultat final avec la valeur des compétiteurs. En tant que joueur d’échecs, je suis favorable à la limitation de l’aléas pour favoriser la crédibilité du résultat sportif en permettant aux plus talentueux de vaincre. N’est-ce pas là l’esprit du sport ?
lundi 1er août 2016
La riche actualité sportive de ce début d’été a monopolisé l’attention des principaux médias. L’Euro de football, le Tour de France et la préparation des Jeux Olympiques ont occulté d’autres évènements sportifs importants. Mais en aurait-il été autrement en l’absence de ces mastodontes médiatiques ?
Un évènement majeur pour le sport français n’a pourtant pas échappé à l’attention du monde des échecs : l’ascension de Maxime Vachier-Lagrave à la seconde place du classement mondial. A la suite de sa brillante victoire au Sparkassen Chess-Meeting de Dortmund, le n°1 français a franchi la barre symbolique des 2800 points Elo. Cette progression fût immédiatement confirmée par une éclatante victoire sur Peter Svidler, multiple champion de Russie, au cours d’un match en cadence rapide et en classique lors du traditionnel Festival de Bienne (retardé pour cause de passage du Tour de France en Suisse).
Avec un classement qui avoisine désormais les 2820 points, il talonne l’incontestable champion du monde en titre, le norvégien Magnus Carlsen.
L’accession d’un joueur né et formé en France à un aussi haut niveau de la hiérarchie mondiale n’a de précédent que l’époque ou Paris était la capitale des échecs, marquée par la domination de François-André Danican Philidor (1726-1795), Alexandre Deschapelles (1780-1847) et Louis-Charles de La Bourdonnais (1795-1840).
Les champions du monde Alexandre Alekhine et Boris Spassky, qui avaient choisis la France comme terre d’accueil, étaient de purs produits de la grande tradition échiquéenne russe puis soviétique. Plus tard, Joël Lautier (13ème joueur mondial en 1995) puis Etienne Bacrot (8ème joueur mondial en 2005) ont été les précurseurs du renouveau des échecs français sans toutefois s’approcher de la plus haute marche.
A en juger par les 174 nations engagées lors des dernières Olympiades d’échecs (véritable championnat du monde par équipe), les échecs appartiennent aux rares sports universellement pratiqués, devançant de nombreuses disciplines pourtant représentées aux JO d’été. A ce titre, la seconde place mondiale de MVL, surnom donné par la communauté internationale à notre champion national, en fait un des sportifs français les plus dignes d’admiration.
A 25 ans, Maxime se positionne désormais comme un sérieux prétendant au titre suprême. On peut regretter qu’il n’ait pu défendre ses chances lors du cycle en cours qui a désigné Sergey Karjakin (actuel 10ème joueur mondial) comme challenger du champion du monde mais gageons que le champion français sera un des principaux favoris du prochain cycle de qualification.
Je souhaite que ce modeste billet ait pu mettre un des plus grands champions français de notre époque dans la lumière qu’il mérite et réparer un tant soit peu le manque de visibilité de notre sport dans les grands médias audiovisuels.
samedi 28 mai 2016
Le sacrifice de Fou en h7 contre le petit roque noir (respectivement en h2 lorsque les blancs en sont victimes) est un des thèmes tactiques parmi les plus classiques. Dans sa forme découverte par Giaocchino Greco au 17ème siècle, le Cavalier f3 bondit en g5 avec échec après la prise du Fou par le Roi en h7, ouvrant le chemin à la Dame blanche qui porte l’estocade en déboulant le plus souvent sur la case h5. Bien entendu, le camp attaquant doit s’assurer que le thème fonctionne, notamment que les noirs ne peuvent pas parer les menaces de mat en prenant le contrôle de la diagonale b1-h7. Cette séquence est connue depuis longtemps par tous les amateurs d’échecs qui jubilent lorsqu’ils ont l’occasion de la placer dans leur propre partie.
Pour illustrer ce thème récurrent dans les structures de défense française, je vous propose un exemple tiré d’une de mes parties jouée en cadence rapide. Je n’ai malheureusement pas eu l’opportunité de détruire le roque de mon adversaire car celui-ci prit une sage mesure prophylactique pour éviter le fameux sacrifice. L’analyse des conséquences d’un hypothétique petit roque noir est néanmoins instructive.
Ce sacrifice en h7 est si commun que le maître international par correspondance américain Jon Edwards lui a consacré un livre de plus de 400 pages intitulé : “Sacking the Citadel - The History, Theory and Practice of the Classic Bishop Sacrifice”, paru en 2011 aux éditions Russell Enterprise.
Alors que ce monumental travail de collecte d’exemples semblait avoir fait le tour de la question, une partie jouée lors du récent championnat de Russie par équipe a revisité le vieux thème tactique.
Ian Nepomniachtchi attribuera après la partie l’idée du sacrifice à son compatriote Daniil Dubov qui eut l’élégance de partager ses analyses lors d’une séance d’entraînement commune. Il est probable que la préparation assistée par ordinateur a été déterminante dans la découverte du jeune russe.
Même si on peut regretter que le sacrifice n’ait pas été trouvé sur l’échiquier, il nous montre que les ressources de notre jeu sont loin d’être épuisées.
dimanche 1 mai 2016
Nous nous sommes tous demandé un jour ou l’autre quel serait le résultat d’une confrontation entre les champions du passé et les meilleurs joueurs actuels. Dans tous les sports, nous sommes tentés de comparer les mérites respectifs de ceux qui ont marqués leur époque. Nous savons qu’il est vain de tenter de répondre à la question : “qui est le meilleur de tous les temps ?” mais comment ne pas rêver à une confrontation entre Carlsen et Lasker, Capablanca ou Fischer. Peut-être que l’évolution du jeu est telle que les champions du passé n’auraient aucune chance face aux meilleurs joueurs d’aujourd’hui, mais qui sait ?
J’ai toujours pensé que Garry Kasparov avait mis un terme à sa carrière prématurément. L’absence d’une perspective de revanche qui lui aurait permis de contester le titre que lui avait ravi Vladimir Kramnik en 2000, ses ambitions politiques et sans doute une lassitude vis-à-vis des échecs l’ont conduit à arrêter la compétition en 2005 à l’âge de quarante-deux ans alors qu’il était encore au sommet du classement mondial. La perte pour le monde des échecs ne fût pas aussi terrible que le retrait de Bobby Fischer au sommet de son art en 1972, mais Kasparov avait encore de grandes et belles parties à jouer. Fort heureusement, celui qui domina les échecs pendant plus de quinze ans ne s’est pas définitivement retiré dans un monastère et a participé activement à la promotion de notre sport par le biais d’exhibitions, d’actions politiques au sein des instances fédérales et en entraînant plusieurs des meilleurs joueurs actuels.
Néanmoins, ma surprise fût grande lorsque j’appris qu’il allait défier dans un tournoi de blitz les trois premiers du championnat des Etats-Unis qui se déroule désormais chaque année à Saint-Louis (Missouri). L’an passé, il avait largement dominé son ancien rival Nigel Short, mais bien qu’encore très actif, celui-ci ne fait plus partie de l’élite mondiale depuis longtemps. De plus, l’anglais globe-trotter avait sous-estimé la préparation de l’évènement en s’infligeant les affres d’un terrible décalage horaire.
Cette année, le championnat des Etats-Unis était le plus fort de son histoire avec la participation de trois des dix meilleurs mondiaux : Fabiano Caruana (23 ans, n°2), Hikaru Nakamura (28 ans, n°6) et Wesley So (22 ans, n°10). Sans surprise, ils prirent les trois premières places. Le défi de celui qui se présente désormais comme un simple amateur s’annonçait périlleux, voire présomptueux.
Après onze longues années de retraite sportive, l’énergie déclinante du quinquagénaire allait-elle contenir la fougue de la jeunesse ? La légende ne serait-elle pas écornée en cas d’une humiliante défaite face à de jeunes joueurs parfaitement préparés ?
C’est avec beaucoup de curiosité que j’attendais cette confrontation entre une légende des échecs et la jeune génération. Les protagonistes allaient s’affronter sur deux jours, chacun rencontrant six fois ses trois adversaires. La cadence de jeu de cinq minutes avec deux secondes d’incréments promettait des parties de bonne qualité. Le tournoi allait être commenté avec passion par Yasser Seirawan, Jennifer Shahade et Maurice Ashley sur le site officiel du club de Saint-Louis. Du grand spectacle en perspective et je ne fus pas déçu.
Les pendules furent mises à l’heure dès la première ronde. En démolissant Wesley So, Kasparov montra qu’il n’était pas venu faire de la figuration. Il domina ses adversaires dans presque toutes les parties de la première journée mais fût trahi par sa lenteur de jeu qui l’empêcha de concrétiser plusieurs positions écrasantes. Sous la pression du temps, il offrit trois fois un Cavalier à des adversaires qui n’en demandaient pas tant. Mais quel spectacle que celui d’assister à nouveau aux mimiques inénarrables de l’ogre de Bakou lorsqu’il est surpris par un coup adverse.
A l’issue de la première journée, il ne capitalisa “que” 4,5 points sur 9 mais à seulement un demi point des leaders.
Lors de la seconde journée, sa confiance sembla ébranlée. Bien qu’il marqua plus de points que la veille (5 sur 9), il fût plus souvent du coté défensif de l’échiquier à l’image de sa fulgurante défaite contre Wesley So qui joua pour l’occasion de façon exceptionnelle. Mais le compétiteur ne baissa pas les bras et se battit jusqu’au bout, terminant le tournoi par deux victoires symboliques contre Nakamura et Caruana.
Le favori et grand spécialiste du blitz qu’est Nakamura gagna petitement ce tournoi avec 11 points sur 18 suivi de Wesley So, avec 10 points, talonné par Kasparov avec 9,5. Pour Caruana, brillant vainqueur du championnat des Etats-Unis en cadence classique, ce tournoi fût un calvaire puisqu’il ne marqua que 5,5 points, nous rappelant que le blitz est une discipline bien différente des échecs classiques.
Comme il le reconnaîtra lors de l’entretien final, Kasparov a laissé passé sa chance lors de la première journée pendant laquelle il surclassa ses adversaires sans pouvoir concrétiser toutes les opportunités. Si l’on considère séparément chaque mini-match, le tournoi de Kasparov fût plutôt flatteur : victoire 3,5-2,5 contre Nakamura, victoire 4-2 contre Caruana mais une défaite inattendue 2-4 contre Wesley So, principal bénéficiaire des gaffes de Kasparov lors de la première journée.
Non seulement la légende ne fût pas écornée mais la domination qu’il a démontré dans plusieurs parties nous a rappelé l’extraordinaire joueur qu’il a été et qu’il est certainement encore.
Comme l’atteste la photographie de Lennart Ootes, l’ancien champion du monde a montré un enthousiasme de junior en défiant ses jeunes rivaux. Souhaitons qu’il se produise à nouveau face aux meilleurs pour le plus grand plaisir des amateurs.
samedi 9 avril 2016
Comme dans un haletant thriller, le nom du vainqueur du tournoi des candidats a tardé à se dessiner. Plusieurs joueurs étaient encore en course pour la victoire finale à seulement deux rondes de la fin. L’heureux dénouement fût pour Sergey Karjakin qui a défait Fabiano Caruana son plus redoutable concurrent lors de l’ultime partie. Cet épilogue fût aussi bienvenu pour le monde des échecs qui a frôlé la confusion d’une victoire partagée.
Un scénario plus obscur était en effet plausible lors cette dernière ronde. En cas de partie nulle entre les deux leaders et de victoire de Anand sur Svidler, trois joueurs auraient partagé la première place. Le but ultime de ce tournoi de qualification étant de désigner un challenger pour défier le champion du monde, un dilemme cornélien se serait alors posé.
Bien évidemment, la Fédération Internationale avait prévu de résoudre le problème par l’utilisation d’un système de départage. Si cette solution peut se concevoir lorsqu’il s’agit de répartir les prix, elle est inadaptée pour désigner un incontestable vainqueur.
Les systèmes de départage étaient dans l’ordre de prépondérance :
Il était évidemment possible d’envisager un choix bien pire : départage par l’âge ou par tirage au sort, certains farceurs auraient proposé la roulette russe, une méthode par élimination particulièrement appropriée à ce tournoi moscovite.
Vouloir départager les ex-aequo par n’importe quel moyen me remémore l’histoire des deux marcheurs soviétiques Andrey Perlov et Aleksandr Potashov qui franchirent la ligne d’arrivée enlacés. Ils furent départagés contre leur volonté au centième de seconde par la photo-finish. Potashov eut seul la médaille d’or au championnat du monde de Tokyo en 1991 mais l’histoire a retenu une émouvante victoire commune.
Mais revenons à notre noble jeu. Dans l’hypothèse d’un scénario à trois ex-aequo, Fabiano Caruana aurait été désigné vainqueur. Pourquoi pas. Le joueur américain est jeune et talentueux. Cette qualification au forceps n’aurait satisfait personne. Elle aurait été qualifiée par certains de chanceuse compte tenu de l’étroitesse de l’écart entre les compétiteurs. Sa légitimité aurait même pu être raillée en paraphrasant George Orwell : “Tous (…) sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres” (La ferme des animaux, 1945).
De mon point de vue, un départage sur l’échiquier aurait été nécessaire. Un match de parties rapides aurait dégagé un véritable vainqueur. Je ne suis pas favorable à l’accélération des cadences jusqu’à jouer des parties blitz qui s’éloignent trop de la cadence classique mais une cadence de 25 minutes par joueur avec 10 secondes d’incrément autorise des parties de qualité raisonnable au plus haut niveau.
Prévoir une journée de plus pour départager les joueurs ex-aequo en parties rapides complique évidemment l’organisation mais assure l’équité du résultat sportif. La Fédération Internationale devra certainement résoudre ce problème à l’avenir.
Le choix du système de départage a néanmoins eu une grande influence sur le déroulement de la dernière ronde car Karjakin était en position de force. N’ayant plus rien à espérer même en cas de victoire contre Svidler, Anand n’avait pas aucune raison de forcer sa chance avec les noirs; une partie nulle prévisible fût conclue. Même s’il est difficile de gagner une partie sur commande avec les noirs à ce niveau, Caruana se devait de maintenir suffisamment de tension pour conserver le maximum de chances de gain. La défense Sicilienne classique créant une forte dissymétrie était un choix risqué mais judicieux. C’est finalement une gaffe, parfaitement réfutée par son adversaire, qui a décidée de l’issue du tournoi. Les nerfs du Russe ont été plus solides que ceux de l’Américain.
Le classement final s’établit ainsi :
A l’issue de sa victoire, le nouveau challenger fût très entouré par la presse internationale.
samedi 19 mars 2016
Le tournoi des candidats qui se déroule à Moscou va désigner le challenger du norvégien Magnus Carlsen pour le titre de champion du monde. Huit des meilleurs joueurs de la planète s’affrontent dans un tournoi en double ronde. Comme je le déplorais dans un précédent billet, le nombre réduit de participants ne reflète pas l’élargissement de l’élite mondiale. L’absence du n°2 mondial et ancien champion du monde Vladimir Kramnik, du français Maxime Vachier-Lagrave (n°5), de Alexander Grischuk qui occupait il n’y a pas si longtemps la seconde place du classement mondial, ainsi que celle des joueurs chinois est certainement préjudiciable à la représentativité du plateau.
Parmi les joueurs présents, les anciens semblent en perte de vitesse. L’ancien champion du monde Vishy Anand s’est fourvoyé dans le monde impitoyable des opens provoquant une chute vertigineuse de son classement. Vesselin Topalov n’a plus la forme qu’exige son jeu sans concession. Au début de l’an passé, cet état de grâce lui avait permis de s’installer à la seconde place mondiale comme à ses plus beaux jours. Peter Svidler est toujours présent au plus haut niveau mais peu de pronostiqueurs voient en lui un challenger.
L’heure est sans doute venue pour un renouvellement de génération. Nakamura, Karjakin, Caruana et Giri ont désormais l’occasion de prouver qu’ils sont capables d’accéder à la plus haute marche en défiant le champion en titre. Aronian appartient à une génération intermédiaire, celle des Bacrot, Grischuk, Ponomariov, Jakovenko, Navara, Eljanov, Dominguez qui n’est pas parvenue à accéder au titre suprême même si Ruslan Ponomariov a brièvement détenu le titre de champion du monde Fide pendant le règne de Kramnik et la domination de Kasparov. Ayant contourner le processus de qualification et bénéficiant d’une invitation, Aronian, longtemps dauphin de Carlsen au classement mondial, peut prouver qu’il est un challenger crédible.
J’ai sélectionné quelques moments forts des premières rondes.
La méforme des derniers mois de Topalov s’est confirmée dès la première ronde. Après avoir dominé Anand par un jeu entreprenant dans l’ouverture, il laisse échapper l’occasion de prendre un net avantage puis ne parvient pas à maintenir l’équilibre malgré le jeu hésitant de son adversaire.
Si lors de la première ronde, Topalov n’a pas osé sacrifier une pièce, à la seconde, c’est Nakamura qui s’enflamme et subit une cruelle défaite.
Lors de la troisième ronde, Topalov est encore trop ambitieux dans l’ouverture et rate une petite combinaison qui lui coûte un second pion et la partie.
Le héros de ce début de tournoi est sans conteste Karjakin qui inflige une sévère défaite à Anand dans un style purement positionnel.
De son côté, Caruana ne parvient pas à profiter d’une gaffe de Topalov avant le contrôle de temps et concède un précieux demi-point.
A la sixième ronde, Anand réfute brillamment le jeu trop ambitieux de Svidler dans l’ouverture et lance une attaque dévastatrice.
Ce même jour, Aronian profite d’une énorme bévue de Nakamura en finale de Tours.
A mi-tournoi, Karjakin et Aronian mênent la danse mais seul Topalov semble être définitivement hors-course. Il se pourrait qu’il joue le rôle de faiseur de Roi dans ce tournoi.
dimanche 31 janvier 2016
– Incroyable, Vishy Anand a été battu par Adrien Demuth.
– Par qui ?
– Adrien Demuth, voyons ! Le 21ème joueur français.
– Ah oui, Adrien… Quelle performance !
– Et ce n’est pas tout, Anand a aussi concédé deux nulles.
– Mais comment diable ont-ils pu se rencontrer ?
– C’était à l’open de Gibraltar.
– Mais que fait un ancien champion du monde dans cet open ?
Tel est le dialogue qu’auraient pu avoir deux amateurs d’échecs ce dimanche matin, au lendemain de la cinquième ronde de l’open de Gibraltar.
Les tournois d’échecs se divisent principalement en deux catégories : les tournois fermés et les opens. Les tournois à élimination directes ne concernent qu’un petit nombre de compétitions comme la coupe du monde organisée par la Fide. Les tournois fermés sont généralement réservés à une élite soigneusement sélectionnée par les organisateurs. Chaque joueur y rencontre tous ses adversaires. La grande majorité des tournois sont des opens, c’est à dire ouverts à tous les licenciés, qu’ils soient débutants ou champion du monde. Toutefois, pour éviter un trop grand écart de niveau, certains tournois sont saucissonnés par catégories Elo.
Les meilleurs mondiaux fréquentent rarement les opens. Il y a plusieurs raisons à cela. La principale est financière. Les tournois fermés sur invitation sont richement dotés, offrent des conditions de jeu plus que confortables et une meilleure visibilité médiatique. De leur coté, les opens proposent des primes d’engagement plus modestes et le champion se trouve noyé dans la masse des anonymes. Une autre raison à l’absence de l’élite dans les opens est la grande prise de risque associée à la confrontation avec des joueurs au classement modeste mais potentiellement dangereux sur une seule partie.
Gagner un open nécessite de réaliser un gros score en battant sans coup férir les joueurs supposés plus faibles et en neutralisant les favoris. Concéder une nulle ou pire une défaite contre un joueur classé plusieurs centaines de points en dessous de son propre classement, signifie reculer dans la hiérarchie mondiale et subir une traversée du désert qui se traduit par une absence d’invitation dans les tournois fermés les plus prestigieux et aussi les plus lucratifs.
Les Grands Maîtres contraints d’écumer les opens pour assurer leur subsistance voient souvent leur classement elo fluctuer au grès de contre-performances épisodiques.
Depuis quelques années, des opens richement dotés se sont installés dans le paysage des tournois d’échecs. Les opens de Doha et de Gibraltar offrent désormais des conditions financières suffisantes pour attirer le gratin des échecs. Ainsi, plusieurs champions du monde sont descendus dans l’arène pour se frotter au commun des mortels. Mais, le passage des salons feutrés des tournois sur invitation au combat de rue des opens ne se fait pas impunément. Certains y ont laissé quelques plumes.
Lors de l’édition 2014 de l’open du Qatar, Vladimir Krammik a concédé deux parties nulles lors des deux premières rondes avant d’adapter son jeu et de partager la seconde place du classement final. Cette année, c’est le champion du monde en titre Magnus Carlsen qui, contre toute attente, a été accroché lors de la première ronde par la Maître International Nino Batsiashvili, avant de trouver son rythme et gagner le tournoi.
En ce début d’année, c’est à Gilbraltar que l’ancien champion du monde Vishy Anand paye son éloignement prolongé des opens. En concédant deux nulles lors des quatre premières rondes puis une cruelle défaite en prenant trop de risque lors de la cinquième, il montre que son style de jeu, si efficace pour affronter les meilleurs, n’est plus adapté pour assurer la victoire contre des joueurs d’un niveau plus modeste.
Sans préjuger de la fin du tournoi, gageons que la participation à cet open laissera un goût amer au champion indien. Souhaitons qu’il retrouve vite la confiance nécessaire pour jouer le rôle qui est le sien dans le prochain tournoi des candidats qui désignera le challenger du champion du monde en titre. Mais à cette occasion, il s’agira d’un tournoi fermé !
dimanche 10 janvier 2016
Les débutants pensent souvent que les finales de pions sont plus faciles à jouer que d’autres. Le matériel restant sur l’échiquier est limité aux deux Rois et à quelques pions. La complexité du déplacement des autres pièces a disparu. Seuls demeurent les fantassins et les Rois au déplacement désespérément lent d’une seule case à la fois. Malgré la simplification du matériel, ces finales sont très difficiles à jouer et nécessitent une grande précision de la part des deux joueurs. A la moindre approximation, une position gagnante peut se transformer en position nulle, ou pire, en défaite cuisante.
Les finales de pions apparaissent plus rarement en pratique que les finales de Tours. Les meilleurs joueurs savent qu’elles requièrent une grande profondeur de calcul et évitent, dans la mesure, du possible de s’aventurer sur un terrain trop incertain. Pourtant, en ce premier jour de 2016, pendant la Rilton Cup qui se déroule traditionnellement à Stockholm pendant la période des fêtes de fin d’année, deux Grand-Maîtres nous ont offert une finale de pions très instructive.
vendredi 23 octobre 2015
L’apparition des sites de jeu en ligne a révolutionné la pratique des échecs. Ils ont permis à des joueurs isolés de s’adonner à leur loisir préféré à toute heure du jour et de la nuit sans parcourir des dizaines de kilomètres pour rejoindre le club le plus proche. Cette pratique s’est malheureusement développée au détriment de la convivialité du jeu en club.
Jouer quelques parties en blitz sur le net est un agréable divertissement après une journée de travail. L’effort mental n’est pas très intense car l’intuition et le sens positionnel prennent le pas sur la profondeur du calcul. De plus, l’enjeu étant faible, pour ne pas dire nul, la tension nerveuse inhérente à la pratique en compétition est inexistante. Mais pour certains, jouer sur internet est aussi une façon de s’entraîner en vue de compétitions plus sérieuses à des cadences plus lentes. Il est ainsi possible de tester son répertoire d’ouverture ou de travailler de nouvelles lignes.
Les cadences rapides privilégient l’aspect sportif des échecs et ne permettent que très rarement d’explorer toute la beauté de notre jeu. J’ai donc pris l’habitude de vérifier a posteriori mes parties les plus intéressantes avec un moteur d’analyse. Je découvre ainsi les nombreuses ressources cachées qui m’ont échappées au cours de la partie. Il m’arrive souvent d’être surpris par les propositions du logiciel et d’approfondir l’analyse de certaines positions.
Je vous invite à chercher la meilleure continuation dans quelques positions tirées de mes parties jouées en cadence blitz sur le site Chess.com.
Débutons en douceur par un exercice facile. Trouverez-vous le meilleur coup noir dans la finale de Tours qui suit ?
Malgré le manque de temps de réflexion, il est parfois possible de terminer brillamment une partie par une attaque contre le Roi adverse. Mon adversaire, ennuyé à juste titre par la présence d’un puissant Fou noir en d4, vient de replier son Cavalier en e2. Trouvez-vous comment conclure l’attaque noire ?
Dans la position suivante, conduisant les noirs, j’ai obtenu une position prometteuse. Mon adversaire vient de jouer son Cavalier de f3 en d2, attaquant la Tour noire, pour récupérer le pion e4. Quel est le meilleur coup noir ?
Dans l’exemple suivant, les noirs ont un pion de plus mais les blancs ont une avance de développement qui leur assure une excellente compensation. Les noirs viennent de déplacer leur Dame de d8 en b6. Quel est le meilleur coup blanc ?
Dans la position du diagramme suivant, les noirs ont sacrifié un pion au centre pour ouvrir les lignes sur le Roi blanc exposé. Mon adversaire vient de jouer sa Tour en c1 attaquant le Fou c5. Quel est le meilleur coup noir ?
mercredi 17 septembre 2014
Les fins de partie mettant aux prises le couple Dame et Cavalier au couple Dame et Fou sont parmi les plus fréquentes. Depuis Capablanca, il est admis que la coordination de la Dame avec le Cavalier est supérieure à celle obtenue avec le Fou. Il est vrai que lorsque le Roi adverse est dans une position peu sûre, le couple Dame et Cavalier offre de bonnes chances d’attaque car le Fou adverse ne peut contrôler qu’un seul complexe de cases (blanches ou noires), laissant les cases complémentaires affaiblies.
On peut néanmoins se demander si cette réputation n’est pas exagérée. Chaque position a ses spécificités et doit être évaluée sans a priori. Pour ceux qui veulent approfondir l’étude de ce type de finales, je conseille la lecture du second volume du livre de Glenn Flear intitulé “En finale” dans sa version française publiée par les éditions Olibris. Le Grand-Maître anglais, s’appuyant sur les résultats de nombreuses parties entre joueurs classés à plus de 2600 Elo, indique que rien ne permet de confirmer le principe de la supériorité du couple Dame et Cavalier.
Lors de la 6ème ronde du championnat d’Espagne par équipe, Etienne Bacrot, au premier échiquier de l’équipe Gros Xake Taldea, affronte Anish Giri représentant la redoutable équipe Sestao Naturgas Energia. Le joueur français s’est-il senti obligé de démontrer la supériorité du couple Dame et Cavalier pour compenser la faiblesse des derniers échiquiers de son équipe par une hypothétique victoire au premier échiquier ? Le fait est qu’il a certainement surestimé le potentiel de sa position en affaiblissant la sécurité de son Roi par des poussées de pions inconsidérées.
Comme l’analyse de la fin de partie le montre, la sécurité des Rois est un élément déterminant dans l’évaluation de ce type finale. Cette partie illustre aussi la difficulté de sentir le moment ou la position bascule en faveur de l’adversaire. A cet instant, le joueur doit changer d’état d’esprit sous peine d’affaiblir encore davantage sa position à la recherche d’une initiative illusoire.
jeudi 20 mars 2014
Les finales de Tour et pions contre Dame (ou contre Dame et pions) sont fréquentes. Le grand avantage matériel que confère la possession de la Dame permet le plus souvent une victoire facile mais de nombreuses positions peuvent être annulées, soit par la construction d’une forteresse imprenable, soit parce que le pion est suffisamment avancé pour créer du contre-jeu et contraindre le Roi ou la Dame adverse à la passivité.
En ce début d’année 2014, plusieurs finales de ce type sont apparues dans la pratique des Grands-Maîtres.
Dans le premier exemple, deux générations des échecs néerlandais s’opposent : le jeune Benjamin Bok (19 ans) affronte le légendaire Jan Timman (62 ans). Comme les deux protagonistes de cette partie, ma première évaluation de cette position était erronée. Le pion blanc très avancé semble compenser le grand déficit matériel. Il n’en est rien car les noirs peuvent créer une position de zugzwang.
Le second exemple met en scène le désormais ex-champion du monde Vishy Anand au premier échiquier de son club de Baden-Baden engagé en Bundesliga. Opposé au Grand-Maître autrichien Markus Ragger, il tenta avec succès sa chance dans une finale pourtant théoriquement nulle.
La faible défense de l’Autrichien prouve que même de forts Grands-Maîtres ne maîtrisent pas toujours leurs classiques.
Le troisième exemple est complexe. Le Grand-Maître français Sébastien Maze, opposé au Maître International britannique Robert Bellin, est confronté à une défense difficile. Le pion noir a quitté la septième rangée mais il s’agit d’un pion g (pion “Cavalier”) qui, sous certaines conditions, permet d’annuler. Toutefois, le camp attaquant dispose encore d’un pion sur la colonne h qui lui offre des chances supplémentaires.
Ces exemples nous montrent que ces finales sont difficiles à jouer pour les deux camps et qu’il est très utile de connaître quelques positions théoriques pour y trouver son chemin. Nous ne saurions trop conseiller à nos lecteurs de réviser aussi la méthode de gain Roi plus Dame contre Roi plus Tour car cette finale résulte directement du gain du pion du camp en infériorité matérielle.
mardi 31 juillet 2012
Dans les conditions d’une partie de tournoi, il est difficile pour un joueur humain de défendre longtemps avec précision une position inférieure. Le défenseur doit prévenir une multitude de bons coups de l’adversaire. Le calcul devient confus au fur et à mesure que la partie avance et que le temps de réflexion s’écoule. L’utilisation de puissants logiciels pour analyser les parties nous révèle parfois des coups difficilement envisageables sur l’échiquier.
Dans l’extrait de partie que je vous propose, après avoir obtenu un avantage durable, je me suis laissé tenter par le gain d’un pion involontairement oublié par mon adversaire. Ce gain de matériel basé sur une mauvaise évaluation de ses conséquences était douteux. Selon les moteurs d’analyse, l’avantage était encore de mon coté mais l’initiative avait changé de camp. J’ai du trouver une série de coups précis pour maintenir l’équilibre. Alors qu’il ne nous restait que très peu de temps de réflexion, les pièces de mon adversaire sont devenues très menaçantes. Je vous propose de découvrir le coup noir qui m’a échappé durant la partie avant de confronter votre choix aux analyses.