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Rien n'est précaire comme vivre

mardi 31 mai 2022

Venu au monde en 1937, les privations de la guerre et une éducation sévère n'ont pas rendu ton enfance facile. Ton père était militaire, rescapé du naufrage du cuirassé Bretagne, coulé lors de l'attaque de la flotte française à Mers-El-Kebir. Pupille de la marine,  tu as connu la rigueur militaire du pensionnat de l'école Courbet à Marseille. Devenu mécanicien dans la marine marchande, tu as navigué sur l'océan indien, de Madagascar au Japon, faisant escale à Djibouti, en Inde ou en Afrique du Sud. Tu as été mobilisé pendant vingt-sept longs mois durant la guerre d'Algérie avant de travailler en usine jusqu'à ta retraite, parfois en horaires décalés.

De ces expériences, tu avais développé une aversion pour l'autorité et la hiérarchie, pour l'incompétence des petits chefs. Tu exécrais les « grandes-gueules », ceux qui se mettent en avant, qui parlent plus forts qu'ils n'agissent.

Tu ne jouais pas aux échecs parce que tu prétendais ne pas avoir la patience, être trop nerveux. Pourtant, ton perfectionnisme et ton sens aigu du détail y auraient fait merveille.

Tu exprimais peu tes sentiments, par pudeur peut-être, ou parce que tu ne trouvais pas les mots, ou parce que cela allait de soi, parce que les actes sont plus signifiants que les paroles.

Tu étais de ceux qui voient toujours le verre à moitié vide. Avare d'encouragements et de compliments, tu pouvais refroidir les plus grands enthousiasmes. Je me souviens t'avoir fièrement annoncé ma victoire dans un tournoi de parties rapides avec 7,5 points sur 9. Au lieu des félicitations d'usage, je fus cueilli par une terrible question « mais contre qui as-tu perdu ? ».

Le week-end, tu avais sacrifié beaucoup de ton temps pour accompagner les passions de ton fils adolescent, en particulier pour le conduire dans les tournois d'échecs. C'est en regardant patiemment le déroulement des parties que tu avais appris le déplacement des pièces. Les subtilités et la profondeur du jeu t'échappaient mais tu t'intéressais à l'actualité, feuilletant « Europe Echecs » ou même « New in Chess Magazine » malgré ton incompréhension de la langue de Shakespeare. Tu étais d'une génération qui ne maîtrisait pas l'ordinateur, internet ne t'intéressait pas. Néanmoins, tu te connectais régulièrement via la télévision pour lire les articles de « Regard sur les échecs ».

A l'orée de la soixantaine, de sérieux ennuis de santé ont perturbé ta retraite. Tu avais réussi à surmonter ces épreuves grâce à une ténacité et une combativité qui avaient fait l'admiration des médecins qui t'ont suivi pendant des années. Plus de vingt ans sont passés, tu avais certes vieilli mais tu paraissais toujours indestructible.

En cette fin du mois de mars, la camarde t'a soudainement fauchée, sans sommation. La veille, profitant d'un soleil printanier, tu bricolais comme à ton habitude dans le jardin. En ce dimanche funeste, j'ai assisté impuissant à tes derniers sursauts de vie.

Tu te prénommais Claude et tu étais mon père.

Ce billet emprunte son titre au premier vers du poème « J'arrive où je suis étranger » de Louis Aragon.
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