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Abandonner après une gaffe ?

mardi 1 novembre 2022

Certains abandons surprennent à la fois l'adversaire et les témoins de la partie. Il peut s'agir d'un évènement extérieur qui contraint un joueur à écourter le jeu pour des raisons personnelles, d'un abandon injustifié consécutif à une mauvaise évaluation des ressources de la position ou simplement d'un abandon prématuré parce que le joueur se lasse de défendre une très mauvaise position. Peter Svidler, pourtant multiple champion de Russie, est coutumier de ce type d'abandon qui s'explique par le besoin d'oublier le désastre de la partie en cours pour préserver de l'énergie mentale.

Même si le mat est le but ultime, peu de parties vont jusqu'à leur terme. Abandonner est une question de fair-play. Exceptionnellement, l'élégance impose de permettre qu'une belle combinaison soit jouée jusqu'à son terme même si l'issue fatale ne nous a pas échappé, puis de féliciter son adversaire avec un sourire complice. L'attitude opposée vise à frustrer son adversaire en abandonnant précocement sans lui permettre de montrer sur l'échiquier tout l'éclat de l'assaut final.

Il arrive parfois que, dans le feu de l'action, un excès d'amour propre incite à jouer plus longtemps qu'il n'aurait fallu avant de se résoudre à la capitulation. L'être humain a des états d'âme et n'aime pas perdre. L'abandon est pourtant une marque de respect pour le niveau de jeu de son adversaire puisqu'il sous-entend que le gain n'est qu'une affaire de bonne technique. Poursuivre le jeu ne serait qu'une perte de temps puisque l'issue est inéluctable.

Cet article m'a été inspiré par la partie entre Viswanathan Anand et Shakhriyar Mamedyarov jouée lors de la 8ème ronde du tournoi Norway Chess à Stavanger en 2022. Je vous laisse déguster ce moment d'anthologie des échecs de haut niveau :



Comme beaucoup, je n'ai pas compris immédiatement la raison de cette fin de partie soudaine. Il est probable que ce soit aussi votre cas. Même Mamedyarov, un des meilleurs joueurs du monde, a cru que son adversaire lui proposait la partie nulle et fut surpris par l'abandon de son illustre adversaire. Il lui en demanda même la raison à son retour devant l'échiquier au moment où ce dernier lui tendit la main.

Le joueur Azerbaïdjanais avouera après la partie qu'il avait considéré que le coup de Dame en b5 joué par Anand était le plus précis dans la position. Pourtant, la réfutation est élémentaire. Vous l'avez certainement trouvée puisque je vous ai mis la puce à l'oreille : la Dame noire prend le Cavalier en f3 sur échec et en cas de prise par le Roi blanc, le saut du Cavalier noir en h4 achève la partie. Il s'agit d'un simple mat en deux coups.

Comme Maxime Vachier-Lagrave, certains joueurs verront la combinaison instantanément, d'autres ne la verront pas du tout. Un tel aveuglement n'est pas une question de niveau de jeu puisque les joueurs impliqués font partie de l'élite mondiale. Il ne s'agit pas non plus d'une erreur due à la fatigue comme certains l'ont suggéré en évoquant les 52 ans du joueur indien ou due au manque de temps de réflexion. Nous sommes bien en présence d'un aveuglement collectif dont beaucoup ont été victimes, joueurs et spectateurs.

Quelle en est la cause ?

L'ouverture est une défense Petrov qui est souvent utilisée par les noirs pour sa solidité et son caractère annulant. Dans cette ouverture, la stratégie prime généralement sur les aspects tactiques qui n'interviennent que tardivement. Dans la position de la partie rien ne laisse supposer que des menaces de mat sont présentes. Le roque blanc est certes affaibli par la poussée des pions g et h mais c'est la faiblesse de la case f4 qui attire l'attention. Le Roi blanc n'est pas confiné dans un coin ou à la bande de l'échiquier. Après la prise du Cavalier par la Dame noire, le schéma de mat est inhabituel car le Roi blanc a de nombreux degrés de liberté (6 cases sur 8 sont libres autour de lui). La coordination des pièces noires (Fou, Tour et Cavalier) doit être parfaite pour créer un réseau de mat dans de telles conditions. Tous ces éléments expliquent qu'il était difficile pour un joueur expérimenté d'envisager un schéma de mat à un stade aussi précoce de la partie.

Dans un livre célèbre, traduit en français sous le titre « Les deux vitesses de la pensée - Système 1, système 2 », le psychologue Daniel Kahneman (Prix Nobel d'économie en 2002), définit deux modes de pensée intervenant dans le jugement et la prise de décision : la pensée intuitive et la pensée rationnelle.

La pensée intuitive se développe avec l'expérience. Elle a non seulement l'avantage de la rapidité mais aussi de l'efficacité dans de nombreux contextes en utilisant les associations entre des situations semblables pour une compréhension rapide de la réalité. Les experts sont souvent capables de porter un jugement intuitif, rapide et exact dans leur domaine. Mais ce mode de pensée peut conduire à des erreurs dans le jugement. Une erreur fréquente consiste à développer une trop grande confiance dans la validité de ses intuitions. Savoir reconnaître le risque de biais de l'intuition dans certaines circonstances fait partie de la compétence de l'expert.

Les joueurs d'échecs acquièrent leur expérience en ingurgitant des milliers de parties, de positions, de motifs tactiques et stratégiques. Cette culture échiquéenne est d'une grande utilité pour reconnaître les structures typiques, pour détecter un danger ou une combinaison gagnante mais elle peut limiter la capacité à faire un pas de côté pour regarder la position avec un regard neuf.

L'abandon d'Anand était-il justifié ?

Si le seul but du jeu réside dans le résultat final de la partie, il ne faut pas abandonner dans ce type de position. Il est important de conserver une attitude impassible malgré les fortes émotions engendrées par la prise de conscience de la bévue. C'est le fameux visage impénétrable du joueur de Poker qui ne permet pas à ses adversaires de lire la moindre émotion. Après une gaffe improbable, l'adversaire ne perçoit pas toujours que le moment est décisif. C'est souvent le cas lorsqu'on décide de faire confiance à la longue réflexion de l'adversaire pour économiser son propre temps de réflexion. Comme le remarque le Grand-Maître Jonathan Speelman dans un article publié sur chessbase.com, le bluff est une composante du jeu d'échecs même si l'intégralité de l'information est à la vue des deux joueurs. Certains peuvent aller jusqu'à mimer un grand désarroi en laissant une pièce en prise pour tendre un piège à un adversaire trop naïf.

Mais la psychologie d'un être humain est complexe. Il a besoin de donner un sens à ses actions. S'il joue aux échecs pour gagner, il a aussi besoin d'être reconnu, respecté et aimé par les autres. Il tire une fierté de ses résultats mais aussi de la qualité de son jeu. Il doit préserver une bonne estime de soi. Dans le cas qui nous intéresse, s'apercevant de son erreur, Anand a du ressentir un grand dégoût vis-à-vis de son niveau de jeu et a décidé d'abandonner immédiatement pour clore un épisode indigne de son statut. Jusqu'au terme de la partie, il est resté maître de ses actes. Nous pouvons imaginer son discours intérieur : « J'ai fait une c…., je l'ai vu, j'en tire les conséquences, mon adversaire n'a rien à voir dans cette affaire, j'abandonne et je sors la tête haute ».

La photographie de Viswanathan Anand qui illustre cet article a été prise lors du Norway Chess 2022 par Lennart Ootes.

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